Les lisières du monde - La connaissance comme horizon des possibles

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    La radicalité du doute de la 1er Méditation et l’évidence de l’ego pensant dans la 2nd nous ont laissé au seuil d’un nouveau danger métaphysique, celui du solipsisme. Le solipsisme est l’état dans lequel se trouve le sujet pensant lorsqu’il est à lui-même sa seule certitude, autrui autant que le monde n’étant que des représentations problématiques. La primauté fondamentale de l’ego dans tout acte de jugement risque de coïncider avec un isolement radical du sujet et son éloignement définitif du monde. De ce fait, loin de fonder la science, l’évidence de l’ego pourrait être l’obstacle même à la réalisation de celle-ci. C’est pour cette raison que la recherche métaphysique doit être poursuivie ; notamment pour parvenir à la connaissance et la certitude d’un être distinct du nôtre, unique moyen pour décloisonner l’égo et établir la validité d’une science.

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même.

    Alors que l’analyse a permis de montrer la certitude de l’ego, s’affirmant chaque fois que nous pensons, elle n’a pas encore permis de lever le doute concernant l’existence des autres objets. Parvenir à un être certain et indubitable n’implique aucunement que les autres figures du doute soient levées. À ce stade, je ne serais qu’un ego certain de lui-même en tant que chose pensante, doutant de tous les corps qui lui font face, émettant l’hypothèse d’un Dieu trompeur faisant de toutes nos sciences des chimères sans fondement au-delà de notre activité de jugement. Dès lors, pour recommencer cette nouvelle méditation, il faut prendre le risque de se découvrir enfermés en soi-même. Il faut donc, pour respecter l’ordre des raisons, repartir de soi, reprendre l’introspection pour éventuellement trouver une voie vers la connaissance véritable d’autres objets. Reprenons donc la recherche, rejoignons l’ego pensant et évaluons ce qui caractérise cette certitude :

Maintenant je considérerai plus exactement si peut-être il ne se retrouve point en moi d’autres connaissances que je n’aie pas encore aperçues. Je suis certain que je suis une chose qui pense ; mais ne sais-je donc pas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose ?

    Descartes se place au sein de l’ego, donc de la certitude de soi, et cherche à savoir s’il a étudié et expliqué tous les éléments positifs de cette première vérité acquise - si peut-être il ne se retrouve point en moi d’autres connaissances que je n’aie pas encore aperçues. Descartes ne se contente pas ici de reprendre les acquis de la méditation précédente, il change l’orientation de son regard et se demande, au sein même de l’expérience qu’il fait de l’ego, ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose. Il ne reprend pas l’objet même de l’ego, mais cherche plutôt à comprendre ce qui, dans la connaissance de l’ego, caractérise la connaissance et la vérité. De la représentation de l’ego, nous passons ainsi au questionnement quant aux caractéristiques de la certitude. Outre que l’ego est certain en tant qu’il est indubitable, c’est-à-dire qu’il renverse toutes les figures du doute, qu’est-ce qui caractérise cette certitude et cette vérité ? Pour reformuler, car le point est fondamental et nous ouvre à une avancée considérable dans l’ordre des raisons : lorsque nous considérons ce cogito, quel est le signe distinctif de sa vérité¹ ?

Dans cette première connaissance, il ne se rencontre rien qu’une claire et distincte perception de ce que je connais ; laquelle de vrai ne serait pas suffisante pour m’assurer qu’elle est vraie, s’il pouvait jamais arriver qu’une chose que je concevrais ainsi clairement et distinctement se trouvât fausse. Et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle générale (regula généralis), que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies.

    En reprenant la première connaissance de l’ego, Descartes déduit les principaux éléments qui caractérisent une pensée vraie. Lorsque le malin génie transformait absolument tous nos objets de pensée en erreurs, nous sommes apparus comme le sujet agent, nécessaire à son existence, partant indubitable, et logiquement antérieur à son action. À la suite, lorsque nous réfléchissions à la détermination précise de l’ego, nous l’avons conçu comme un sujet pensant au travers de son attribut essentiel - la pensée, c’est-à-dire que nous nous connaissons comme évident au travers de l’attribut pensée. Au seuil de la conscience, l’ego est certain de son existence car il s’apparaît dans l’évidence. Et cette évidence, loin d’être une simple représentation immédiate dénuée de caractère précis est selon Descartes une perception claire et distincte.
    Il faut insister sur la formule négative de Descartes : lorsque je parviens à m’abstraire de la créance que j’ai de tous les objets de mes représentations, lorsque je parviens à l’ego au travers de sa seule cogitatio, alors je n’atteins rien d’autre qu’une perception claire et distincte de l’ego. L’ego est certain de son existence car il s'apparaît avec évidence dans une perception claire et distincte de sa propre existence - l'évidence est ainsi à elle-même son propre critère puisqu’elle coïncide avec une perception claire et distincte de ce qui est connu.

    Avant d’expliquer ces caractères de la clarté et de la distinction, précisons la différence entre la conception cartésienne de la vérité et la conception « réaliste » de la vérité, communément nommée « vérité adéquation ». Selon cette définition de la vérité, est vraie une proposition qui énonce que ce qui est est, ou que ce qui n’est pas n’est pas². On nomme cette vérité « adéquation » puisque c’est l’adéquation ou la non-adéquation de la pensée avec l’être qui déterminent la valeur du jugement énoncé. La vérité est ainsi une valeur logique, propre à la pensée, qui résulte de la conformité de la pensée avec le réel. La conception commune de la vérité adéquation fait de l’être le critère de la conformité et de la vérité (de rem ad voce)³ car c’est l’état de fait dont on parle qui détermine la valeur de la pensée ; ainsi, si l’état x que nous jugeons est bien tel que nous le jugeons, alors le jugement est vrai, si l’état x n’est pas tel que nous le jugeons, alors le jugement est faux.
    Cette conception de la vérité adéquation que nous faisons généralement remonter à Aristote n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes qui sont au cœur même de la redéfinition cartésienne de la vérité. En effet, en partant du principe de l’adéquation entre la pensée et l’être, nous n’expliquons pas comment deux domaines hétérogènes tels que la pensée et l’être peuvent être adéquats et identiques alors qu’ils n’ont rien en commun⁴. Au point de vue logique, cette conception menace aussi la pensée d’une régression à l’infini ruineuse puisqu’il faudrait toujours pouvoir rendre compte de l’adéquation entre la pensée et le réel à partir d’une pensée supplémentaire⁵. Enfin, elle pose nécessairement la question du critère : comment savoir que nous coïncidons avec l’objet s’il est par définition extrinsèque à l’ordre dans lequel nous le concevons ⁶? Au contraire, la conception cartésienne consiste à se détourner d’une chimérique preuve d’adéquation entre notre pensée et le réel pour fonder la vérité uniquement dans l’ordre de la pensée et rechercher les critères inhérents à une pensée véritable. Pour reprendre Denis Kambouchner, toute l’ambition cartésienne consiste en la matière à substituer le rapport de l’esprit à ses représentations au rapport de l’esprit à l’être, et il s’agit de déterminer toute une gamme de rapports de l’esprit à lui-même susceptibles de discriminer entre la vérité et l’erreur⁷.
    L’expérience du cogito montre ainsi que la vérité par excellence est une certitude indubitable qui s’acquiert dans une perception claire et distincte où l’objet vrai est évident par lui-même indépendamment de toute relation à un réel ou un ordre extérieur à la pensée. Le cogito exprime de manière exemplaire la nouvelle conception de la vérité : la vérité est le propre d’une perception évidente qui possède en elle-même les raisons de la certitude et qui réside dans la clarté et la distinction⁸.

Clarté et distinction

    Maintenant, expliquons ces deux critères pour préciser la nature de cette évidence. (i)-Lorsque nous parlons d’une perception nous pouvons la dire claire ou obscure, la première exprime une luminosité parfaite permettant de voir ce qui se trouve dans le champ visuel, la seconde coïncide avec l’absence de visibilité. Pour bien comprendre cette première clause de clarté, faisons un détour par la conception aristotélicienne de la lumière : dans son De Anima, Aristote définit la lumière comme l’acte du diaphane (milieu) au travers duquel nous pouvons percevoir ; la lumière est ainsi la réalisation préalable et nécessaire du milieu au travers duquel il peut y avoir des couleurs visibles et des perceptions visuelles⁹. De même, lorsque Descartes fait du premier critère de l’évidence une représentation claire, il insiste sur la présence à soi et l’attention consciente du sujet qui perçoit. Comme la lumière aristotélicienne doit actualiser le diaphane pour que des objets soient visibles et que les âmes perçoivent les couleurs, dans la perception claire et distincte de Descartes, le sujet est présent à lui-même, attentif, et parvient à concevoir précisément ce qu’il perçoit. Descartes écrit au §45 du premier livre des Principes :

J’appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif.

    Ainsi, lorsque je perçois consciemment et attentivement un objet, je le perçois clairement, j’ai la conscience de le percevoir tel que je le perçois. À l’inverse, si j’ai une perception obscure, c’est que je ne parviens pas à être attentif à l’objet que je perçois et que je ne parviens pas à discriminer cette perception d’une autre.

    (ii)-Cependant, la clarté n’est pas suffisante pour caractériser l’évidence et la vérité. En effet, nous pouvons avoir une perception tout à fait vive sans pouvoir en rendre raison et sans savoir ce qu’elle est, ni même d’où elle nous vient. Ceci s’exprime parfaitement lorsque nous disons que nous sommes « aspirés » dans une perception ou une pensée. C’est par exemple le cas d’une douleur lorsque nous sommes subjugués par ce sentiment sans savoir d’où il nous vient ni même ce qu’il signifie (Principes, §46). À la clarté doit donc s’ajouter la distinction objective susceptible de déterminer tout ce qui est le propre de l’objet perçu et de le discriminer de tout autre objet. À la différence de la confusion qui ne permet pas de distinguer entre ce qui est propre à l’objet perçu et à un autre, qui ne permet pas d’analyser les éléments perçus pour établir l’identité de l’objet, la distinction écarte de l’idée tout ce qui n’appartient pas intrinsèquement à la chose perçue. Descartes explique au §45 des Principes :

Distincte, celle (la perception) qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut.

    Une perception distincte est une perception d’identité qui conçoit tous les prédicats qui conviennent à la chose perçue, susceptibles de la définir et de la discriminer de toutes les autres. Pour filer la métaphore, si nous considérons la clarté comme le fait pour la représentation d’être illuminée, c’est-à-dire d’être consciente et de percevoir ce qui apparaît, la distinction permet d’établir précisément ce qui est vu et ce qui le distingue de tous les autres termes du champ visuel. En signalant que la distinction est le propre de celui qui considère un objet comme il faut, Descartes précise que la distinction nécessite un travail de compréhension noétique.

    (ii)-Prenons pour exemple la substance pensante qui est selon Denis Kambouchner l’objet typique de la clarté et de la distinction¹⁰ : lorsque nous avons établis que l’ego avait pour attribut principal la pensée, nous avons du même coup distinguer entre l’ego pensant et tous les autres objets, c’est pourquoi nous étions capable d’identifier l’ego pensant à l’exclusion de toutes les autres définitions (un corps ; une âme dans un corps ; un souffle vital ; une mémoire etc).
    (ii)-L’exemple d’un triangle permet aussi de comprendre la différence entre la seule clarté et la distinction : je peux me représenter un triangle de manière claire, en avoir une image, pouvoir en produire le tracé par mon imagination, sans pour autant avoir une perception distincte de cette représentation iconique du triangle. À la représentation claire du triangle dans l’imagination, doit s’ajouter la distinction logique, c’est-à-dire la compréhension des prédicats essentiels au triangle qui permettent de le discriminer de toutes les autres figures géométriques. Ainsi, la distinction correspond à une représentation d’objet qui possède les attributs permettant de discriminer l’objet conçus de tous les autres.

    Loin d’être une solution paresseuse qui mènerait à une sorte d’intuitionnisme idéaliste, la conception cartésienne nécessite un travail rigoureux pour établir précisément l’identité de ce que nous percevons en la discriminant de tout autre objet¹¹. Descartes insiste toujours sur la difficulté à atteindre de telles perceptions ; avant d’avoir philosophé, d’avoir réfléchi sur nos représentations et d’avoir conçu tout ce qu’il y a de dubitable et d’incertain dans nos créances, il se pourrait que nous n’ayons jamais eu l’occasion d’avoir une seule perception claire et distincte :

Il n’appartient qu’aux personnes sages de distinguer entre ce qui est clairement conçu et ce qui semble et paraît seulement l’être. 7èmes objections et réponses aux Méditations Métaphysiques.¹²
 

Une première règle ?

    Descartes met ainsi à jour les conditions de la certitude en définissant l’évidence comme critère de l’idée vraie. L’évidence est l’expérience subjective d’un objet indubitable en tant qu’il se donne dans une perception claire et distincte. De ce fait, nous avançons d’une étape puisque nous avons d’une part l’objet de la certitude et d’autre part une description du critère de vérité. Tirant cette conclusion Descartes écrit :

Et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle générale (regula généralis), que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies.

    Voilà la première règle de la méditation : toutes les fois que je conçois un objet clairement et distinctement, alors ma conception est vraie et certaine à la manière dont l’ego est véritable. Dit autrement, de la même manière que l’ego conçu existe nécessairement, le critère du clair et distinct doit nous permettre de passer – avec méthode – de la conception d’un objet à sa connaissance.

    La notion de règle est considérable pour la philosophie cartésienne. Sans entrer dans les détails, il nous suffit de rappeler que l’une des premières œuvres non publiées par le philosophe s’intitulait Règles pour la direction de l’esprit-Regulae ad directionel ingenii, écrit vraisemblablement vers 1628, où il donne un certain nombre de règles afin de produire une sagesse universelle fondée sur l’intuition claire et évidente des objets (Régula III)¹³. Plus précisément encore, dans son Discours de la Méthode, Descartes se donne un ensemble de règles, à la fois pour la fondation d’une connaissance certaine, et pour la poursuite de l’existence dans ce que nous nommons la morale par provision. Dans ce contexte, que ce soit les quatre règles de la méthode pour la poursuite des vérités, ou les règles pour mener sa vie, il s’agit toujours d’un ensemble de prescriptions provisoires afin de réaliser une fin quelconque. La règle est ainsi une maxime du comportement ou de la pratique, qu’elle soit technique, morale, intellectuelle, que l’on s’efforce de suivre en cela que nous la prenons comme moyens nécessaires à la réalisation d’une fin. En articulant plusieurs règles selon un ordre systématique et réfléchi, nous fondons alors une méthode qui doit permettre de réaliser ce que l’on recherche¹⁴.
    Pour revenir à notre texte des Méditations, Descartes affirme comme règle générale qu’un objet clair et distinct est certain et véritable. Par cette première règle, les Méditations Métaphysiques rejoignent la deuxième partie du Discours de la Méthode où Descartes explique les quatre règles nécessaires pour refonder la connaissance et établir des vérités certaines. La première règle de cette méthode est la suivante :

Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement en mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.

    Remarquons d’abord la différence entre les deux textes : dans les Méditations il s’agit d’une règle sur la vérité qui énonce que toute représentation claire et distincte est nécessairement vraie, dans le Discours de la Méthode, c’est une règle qui énonce de ne jamais recevoir un objet pour vrai s’il n’est pas évident. Dans un cas c’est une description de l’évidence, dans le second il s’agit de faire de l’évidence le principe premier de la méthode. Ici l’on voit la radicalité des Méditations puisque nous avons mis en crise tous les principes pour atteindre progressivement les premières vérités et la première règle, alors qu’à l’inverse, le Discours de la Méthode se donne d’emblée cette première règle. Cela dit, il y a tout de même un point de convergence entre ces deux textes puisque la 3ème Méditation, en énonçant que la clarté et la distinction sont les critères de l’objet évident-vrai, explique pourquoi le Discours de la Méthode se donne cette première règle. L’évidence est la première règle de la méthode car, dans un esprit aristotélicien, Descartes affirme que toutes nos démonstrations tiennent à la valeur de nos principes qui doivent être en eux-mêmes clairs et distincts. Le parcours des Méditations rejoint donc la méthode du Discours en précisant que tout objet qui n’est pas dubitable est un objet évident qui se donne au travers d’une représentation claire et distincte et qui peut ainsi faire office de principe pour la science.

Le problème métaphysique de la règle


    Cependant la chose n’est pas si simple dans le texte de la 3ème Méditation que nous venons de commenter et il nous faut le reprendre. En effet, cette première règle s’accompagnait d’une clause :

S’il pouvait jamais arriver qu’une chose que je concevrais ainsi clairement et distinctement se trouvât fausse. Et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle générale (regula généralis), que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies.

    Le critère est encore éventuel puisque la phrase est au subjonctif : s’il n’y avait aucun objet clair et distinct qui serait dans le même temps faux, alors effectivement l’évidence serait un critère de vérité. C’est tout le problème du subjectivisme qui ressurgit ici puisqu’il s’agit de savoir si un objet qui nous apparaîtrait comme évident pourrait dans le même temps être faux. Est-ce que nous pourrions avoir une représentation claire et distincte, un objet évident, sans que notre jugement soit vrai ?

    Le subjonctif se module ainsi en problème à résoudre : si aucun objet évident, donc clair et distinct, n’est faux alors le critère subjectif de l’évidence sera suffisant pour être un critère de vérité. Or avec ce questionnement ressurgit alors un problème que nous avions posé dans la 1ère Méditation : les objets mathématiques qui nous apparaissaient comme les modèles de l’évidence, de la simplicité et de la clarté, ont été mis en doute et rendus dubitables à partir de l’hypothèse du Dieu trompeur. Plus généralement encore, nous avons montré que de nombreuses choses que nous recevions alors comme évidentes en cela que nous ne doutions pas d’elles, étaient en vérité loin d’être indubitables. Descartes rappelle ces points :

Toutefois j’ai reçu et admis ci-devant plusieurs choses comme très certaines et très manifestes, lesquelles néanmoins j’ai reconnu par après être douteuses et incertaines. Quelles étaient donc ces choses-là ? […]  
 
Mais lorsque je considérais quelque chose de fort simple et de fort facile touchant l’arithmétique et la géométrie, par exemple que deux et trois joints ensemble produisent le nombre de cinq, et autres choses semblables, ne les concevais-je pas au moins assez clairement pour assurer qu’elles étaient vraies ?

    Voilà la forme labyrinthique des Méditations : à chaque avancée, il faut reprendre les raisons de douter, il faut refaire le trajet pour savoir si l’élément que nous venons de déduire à partir de cette première évidence (ici il s’agit en l’occurrence de savoir si l’évidence peut devenir un critère universel au-delà du cogito), peut résister aux figures du doute qui ont préalablement discriminer tous les objets¹⁵.

    Descartes a ainsi le mérite d’affronter explicitement le problème de l’évidence que nous formulerions de la sorte : l’évidence comme le caractère de ce qui s’impose à l’esprit immédiatement indépendamment de toute justification supplémentaire ne pourrait-elle pas être un simple critère subjectif sans valeur épistémique ou ontologique véritable ? Ainsi, on dit par exemple qu’un homme qui s’en tient aux évidences est un homme qui vit dans l’opinion et qui ne cherche pas la justification ou la raison des objets qu’il perçoit. Ce sens de l’évidence nous accompagnait avant la 1ère Méditation lorsque nous prenions notre corps, notre présence dans cet espace et les corps qui nous environnent, comme des objets immédiatement certains. De même, lorsque nous considérions les objets mathématiques, nous avons montré que ces propositions ne présentaient en elles-mêmes aucune raison de douter et qu’elles étaient ainsi parfaitement évidentes. C’est la raison pour laquelle il nous a fallu recourir à l’hypothèse d’un dieu tout puissant et très trompeur pour faire de l’évidence un simple critère subjectif et dubitable. La question est donc la suivante : les figures du doute remettent-elles en cause la première règle de l’évidence en faisant de ce critère un élément purement subjectif ?

Mais afin de la pouvoir tout à fait ôter, je dois examiner s’il y a un Dieu, sitôt que l’occasion s’en présentera ; et si je trouve qu’il y en ait un, je dois aussi examiner s’il peut être trompeur : car sans la connaissance de ces deux vérités, je ne vois pas que je puisse jamais être certain d’aucune chose.

    Descartes distingue implicitement deux modes de l’évidence. Une première évidence que nous dirions antérieure à la réflexion et à la philosophie, qui coïncide avec une évidence non questionnée, lorsque nous recevons pour véridiques tous les objets qui se donnent immédiatement à nos sens¹⁶. Cette évidence n’a pas la même définition que celle qui est définie dans la première règle comme étant une perception claire et distincte puisqu’à proprement parler, elle n’est ni claire ni distincte. Ainsi, lorsque je rêve, lorsque je me déplace dans ce monde, lorsque je perçois immédiatement les corps qui m’entourent, il s’agit d’une attitude naturelle anté-réflexive où je suis guidé par des motifs étrangers à la recherche de la vérité –. Il ne s’agit donc pas d’une perception claire et distincte, mais d’une pseudo-évidence que la réflexion met en crise et réduit à une confusion sans vérité. Cette première évidence ne remet donc pas en question la première règle, bien au contraire, c’est la première règle qui permet de discriminer entre l’évidence véritable et toutes les autres représentations.
    Au contraire, s’il fallait une raison métaphysique – à savoir l’hypothèse du dieu trompeur – pour mettre en crise les vérités mathématiques, c’est qu’elles apparaissent toujours dans une perception claire et distincte lorsque nous les considérons attentivement. Descartes écrit à ce sujet que malgré ces raisons métaphysiques de douter des mathématiques, toutes les fois qu’il se représente « que deux et trois joints ensemble fassent plus ni moins que cinq, ou choses semblables, je vois clairement ne pouvoir être d’autre façon que je les conçois. » Dans ce cas, l’évidence porte en elle la connaissance véritable puisque nous pouvons faire et refaire le raisonnement pour rendre raison de la conclusion, c’est pourquoi nous avons eu besoin de l’hypothèse du dieu trompeur pour les mettre en crise. Dan Arbib écrit à ce sujet que cette raison (métaphysique) de douter d’objets véritablement évidents comme les vérités mathématiques affecte l’évidence mais ne se présente pas dans le temps de l’évidence. L’évidence nous contraint et il faudrait être fou pour dire que 2+3 ne vaut pas 5, seulement l’hypothèse toujours présente du dieu trompeur nous empêche de faire de l’évidence un véritable critère. Au-delà de la simple actualité du cogito, avant d’avoir démontré si Dieu existe et s’il peut être trompeur, il n’est pas possible de faire de la clarté et de la distinction un critère de vérité.

Conclusion

    En quelques pages, la 3ème Méditation a considérablement avancé dans le cheminement métaphysique : à partir d’une reprise de l’expérience du cogito et de son évidence, Descartes pose la question du critère de la vérité. La clarté et la distinction, caractéristiques de l’évidence, seront des critères de vérité, si et seulement si aucun objet véritablement clair et distinct ne peut être faux. Pour faire de l’évidence le signe définitif de la vérité au-delà de la représentation subjective, il faut donc établir la véracité des vérités mathématiques contre l’hypothèse du dieu trompeur. La question de la 3ème Méditation va donc être de savoir si le précepte méthodique du Discours peut devenir un véritable critère de vérité.
    Au total, la 3ème Méditation pose trois questions fondamentales pour l’entreprise de la connaissance : (i) peut-on avoir la certitude d’un autre être que nous-mêmes ? L’évidence véritable du cogito pourrait-elle s’appliquer à d’autres objets ? (ii) L’évidence peut-elle être un critère de vérité ? (iii) Peut-on dépasser le doute métaphysique en démontrant que Dieu existe et qu’il est contradictoire de l’imaginer comme un Dieu trompeur ? En questionnant la nature de Dieu, il s’agit ni plus ni moins que de disqualifier une hypothèse, de montrer qu’elle est contradictoire (impossible) relativement à la nature divine.

Estampe de 1791 montrant un Descartes assis à son bureau en train de s'ingénier à construire son système philosophique
« Quelle raison aurions-nous de consentir à ce qui nous apprendrait (ce qu’est la vérité), si nous ne savions qu’il fût vrai, c’est-à-dire si nous ne connaissions la vérité ? » 
Descartes
Lettre à Mersenne, 16 Octobre, 1639.

1 Pour reprendre Dan Arbib, « Descartes fait ici un premier mouvement du regard en direction des conditions transcendantales de la vérité. » Arbib, D., « IIIème Méditation », dans Dan Arbib (éd.), Les Méditations Métaphysiques, Objections et Répondes. Un commentaire. Paris, Vrin, 2019, p.109. 
2 Aristote, Métaphysique, Livre Gamma, 7, 1011b20-24, trad. Jaulin : « En effet, dire que l’être n’est pas ou que le non-être est, c’est faux ; dire que l’être est et que le non-être n’est pas, c’est vrai, de sorte que celui qui dit que c’est ou que c’est n’est pas dira la vérité ou se trompera. »
3 Cette conformité peut se réaliser dans deux sens, soit à partir de la parole vers l’être (de voce ad rem) mais alors cela signifie que c’est la parole qui produit l’être en l’exprimant, et que c’est la parole l’unique critère de la vérité en cela qu’elle produit un être à son image (conception sophistique de la vérité) ; soit de l’être vers la parole (de rem ad voce) et alors c’est la réalité le critère du jugement vrai.
4 Aristote répond parfaitement à cette question par l’homologie catégorielle entre nos jugements et les étants composés.
5 Comment peut-on identifier le réel indépendamment de notre pensée pour en faire un critère indépendant de sa discrimination ? Pour que ce soit l’être qui distingue une pensée vraie d’une pensée fausse, il faut avoir un accès à celui-ci indépendamment de la pensée. Il faudrait ainsi que la pensée ou que nos moyens cognitifs soient transcendants à eux-mêmes pour qu’il puisse atteindre l’être indépendamment de la manière dont on en juge pour qu’il devienne ensuite le critère de nos jugements À moins que l’on fasse appel à une théorie de l’intuition où nous atteignons l’être sans le penser-le juger-l’exprimer ceci nous mènerait vers une régression à l’infini puisque chaque jugement prétendant atteindre l’être devrait être fondé sur un rapport à l’être antérieur, donc sur un nouveau jugement, et ce à l’infini. Aristote répond à ce problème par sa conception de la sensation et de l’intellection (Aristote, De Anima, II.5 ; III.1-3 ; III.4-6.)
6 C’est un problème analogue que posent les arguments sceptiques à Plotin, et auxquels il répond en établissant la vérité comme une connaissance de soi, en vertu de l’identité entre l’objet pensé et le sujet pensant. Ceci est hors de notre propos, mais cela montre que la définition cartésienne de la vérité est - en un sens - une reprise de la réponse néoplatonicienne au problème de la vérité. Voir Plotin, Ennéades, V.3.1-2. 
7 Kambouchner, D., Le vocabulaire de Descartes, Paris, Elipses, 2011, p.47. 
8 Pierre Guenancia écrit à ce sujet : « Descartes substitue le critère matériel de la clarté et de la distinction au critère seulement formel de l’universalité. Matériel parce que la clarté et la distinction sont les caractères d’une représentation. » Guenancia, P., « La question de la vérité dans la philosophie de Descartes », Lire Descartes, Paris, Folio, p.456. 
9 Voir Aristote, De Anima, II.7.
10 Kambouchner, D., « Remarques sur la définition cartésienne de la clarté et de la distinction » dans, Les facultés de l’âme à l’âge classique : Imagination, entendement et jugement [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2006 (généré le 24 avril 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/psorbonne/18491>. ISBN : 9791035102647. DOI : https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.18491.
11 Dan Arbib résume ce point comme cela : « La connaissance cartésienne se comprend dès lors comme un voir mêlant l’activité à la passivité : activité car l’attention est une affaire de volonté ; passivité, parce qu’à l’attention disponible, bandée, le vrai se donne. La clarté n’est jamais un simple donné, elle est produite, ou mieux, exhibée par l’ego au travail. » Voir, Arbib, D., « La IIIème Méditation », Op. Cit., p.111.
12 Descartes, Réponses aux 7èmes objections : « Quoique pourtant, à vrai dire il s’en trouve fort peu qui sachent bien faire la distinction entre ce que l’on aperçoit véritablement et ce qu’on pense seulement apercevoir, parce qu’il y en a fort peu qui s’accoutument à ne se servir que de claires et distinctes perceptions. »
13 Pour l’opposition entre la sagesse particulière des arts et la sagesse universelle de l'intelligence théorétique : Descartes, « Régula I », Règles pour la direction de l’esprit, Trad. Alquié : « La connaissance d’une vérité ne nous empêche pas en effet d’en découvrir une autre, comme l’exercice d’un art nous empêche d’en apprendre un autre, mais bien plutôt elle nous y aide. » 
14 Dans la IVème Règle Descartes écrivait « il vaut bien mieux ne jamais songer à chercher la vérité sur quelque objet que ce soit, que le faire sans méthode » (trad. Alquié).
15 Il se pourrait tout de même que le questionnement se soit modifié depuis la 1ère Méditation où il s’agissait de savoir si les objets étaient dubitables ou s’il était possible d’en tenir certains pour véritables en eux-mêmes. Ici il s’agit plutôt de savoir si l’évidence est un critère de vérité.
16 Nous retrouvons ainsi les deux sens de l’ignorance socratique. Socrate distingue à de nombreuses reprises dans les textes de Platon entre l’ignorance – redoublée – qui s’ignore elle-même et qui pense posséder une connaissance, et une ignorance – réflexive – qui n’ignore pas son ignorance et qui se met au travail pour établir les moyens de sortir de l’ignorance, c’est-à-dire pour posséder une connaissance véritable susceptible de rendre raison d’elle-même en prenant en considération la possibilité de l’erreur et de l’ignorance. 
Voir par exemple, Platon, Alcibiade, 32c. Cette distinction permet d’ailleurs de distinguer deux figures socratiques trop peu souvent ressemblées : la recherche de la connaissance et la docte ignorance.
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    Il nous faut continuer notre exploration sociologique du Tiers Etat. Les différentes catégories bourgeoises ont été observées lors de la sous-partie précédente et nous avions commencé à entrevoir fugitivement la condition des artisans paupérisés, qui se situent en quelque sorte à la lisière des classes populaires.
    Observons désormais ceux que Victor Hugo, dans Les voix intérieures, appelait la cariatide, la grande masse laborieuse du Tiers Etat. Dans cette troisième sous-partie, c'est du prolétariat urbain dont nous aurons à nous occuper. Enfin, la quatrième et dernière sous-partie sera dédiée au monde paysan. On a parlé, pour désigner les classes populaires urbaines et campagnardes, de quatrième état ou de Quart-Etat, comme le nom du célèbre tableau du peintre italien Giuseppe Pellizza Volpedo de 1901, qui montre une masse de prolétaires en train d'avancer.

Les classes populaires urbaines

    Il est question ici d’individus qui ne possèdent, pour l’immense majorité d’entre eux, que leur force de travail pour vivre. Ils préfigurent en quelque sorte le prolétaire du XIXe siècle dont parle Marx d’un bout à l’autre de son œuvre. Dans les villes d’Ancien Régime, nombreux sont ceux qui appartiennent à cette catégorie. Elle se déploie en une myriade de conditions et d’activités qui confinent toutes à la pauvreté sinon à la misère. Les possédants bourgeois et aristocrates nommaient ces individus qui travaillaient de leurs bras par le terme dégradant de “peuple”. Pourtant, le destin de ces classes populaires urbaines sera lié à celui de la bourgeoisie révolutionnaire, en raison de leur opposition commune au système des privilèges d’Ancien Régime. Il faut d'ailleurs signaler que si tous les membres du Tiers payent les impôts et les nobles non, les classes populaires ainsi que la toute petite bourgeoisie artisanale qui en est fort proche, elles, en payent plus que les grands bourgeois. C’est-à-dire qu’il y a la roture dorée et la roture tout court et c’est à cette dernière, celle-là même qui possède le moins, que l’on intime de payer la plus grande part. Il y a par exemple le paiement de la capitation, impôt royal prélevé en monnaie sur chaque adulte non privilégié, indépendamment de ses revenus ou de son patrimoine. Albert Soboul montre les différences qui existent, suivant les endroits, dans l’établissement des cotations fiscales relatives à cette capitation. Ces cotations étaient en somme l'établissement par l'Etat, province par province, des montants exigés individuellement à chaque contribuable. A Grenoble, en 1707, la haute bourgeoisie n’était représentée que par 37 cotes sur les registres de capitation, tandis que la petite bourgeoisie (terme imprécis renvoyant ici surtout aux petits artisans et petits boutiquiers), elle, par 752. Toujours dans la même ville mais désormais en 1773, sur un total de 1279 cotes concernant la bourgeoisie, 845 relèvent de la petite. Alors, une minorité de grands bourgeois entendait payait moins d’impôts que les autres roturiers¹.
    Pour autant, nous verrons le moment venu que si les classes populaires se sont dressées jusqu’au bout contre l’aristocratie, les attitudes émanant de ses membres ont été diverses et même évolutives, à preuve le fait qu’ils furent liés aux fractions bourgeoises qui prirent successivement et momentanément la tête du mouvement révolutionnaire. Nous avions précisé lors de la sous-partie précédente qu’il était difficile de tracer nettement les lignes de démarcation entre la petite bourgeoisie artisanale en voie de paupérisation et les classes populaires proprement dites. Albert Soboul parlait de ces multiples “transitions insensibles” qui menaient de l’une à l’autre de ces catégories². Regardons-y de plus près en distinguant celles-ci.

L’artisanat dépendant

    Nous avions terminé la sous-partie précédente par ces artisans appauvris devenus salariés. Ces individus se placent à l’extrême limite des classes populaires et de la petite bourgeoisie. Les artisans de la soie, les canuts lyonnais dont nous avons parlé, entrent typiquement dans cette catégorie. Ils ont été réduits au rang de salariés, à la solde de marchands capitalistes qui leur fournissent les matières premières, accaparent le produit fini et le commercialisent, se réservant ainsi l’intégralité du profit. L’artisan travaille chez lui, hors de la surveillance du maître marchand. Il dispose de son propre outillage qu'il doit mobiliser à ses propres frais. Pour le dire autrement, l’usure de ses instruments n’est pas comptée dans le salaire - sous forme d’amortissement - versé par le capitaliste. Parfois, l’artisan engage des compagnons et en cela il fait figure de petit patron. Pour autant, économiquement, socialement, il est un salarié sous la domination du capitaliste marchand qui représente désormais à ses yeux le seul dispensateur d’ouvrage possible. Cette structure de dépendance dans laquelle sont tombés les artisans, les maigres revenus qui leur sont alloués par le capitaliste sous la forme du tarif, donnent parfois lieu à des conflits ouverts. Les canuts lyonnais, dont les révoltes au XIXe siècle seront célèbres, se soulèvent déjà en 1744, puis en 1786. Il avait fallu déployer l’armée afin de rétablir l’ordre. Les canuts réclamaient une réglementation des rapports économiques de travail et d’échange. Les sans-culottes durant la Révolution, nous le verrons, avanceront de telles revendications.
    Outre ces artisans paupérisés, il existe déjà, à la fin du XVIIIe siècle, toute une légion d’ouvriers - certes beaucoup moins importante qu’au XIXe siècle - éparpillée au gré de la production artisanale, tels les compagnons et apprentis, sinon concentrée dans les complexes manufacturiers, industriels et ailleurs.

Compagnons & apprentis

    Les compagnons et apprentis sont intégrés au système des corporations. En cela, ils demeurent sous l’étroite dépendance économique et idéologique des maîtres-artisans. Dans la plupart des métiers, l’atelier se confondait souvent avec le domicile même du maître, de sorte que l’atelier familial constituait, pour ainsi dire, une cellule économique autonome et autocéphale de production. Cette particularité engendrait toute une série de rapports sociaux entre les membres de la même cellule. Les compagnons et apprentis étaient généralement un ou deux et ils vivaient sous le toit du maître et étaient nourris par lui. Ils étaient donc sous sa domination économique et morale. Cet usage était encore en vigueur à la veille de 1789, mais il tendait de plus en plus à reculer, au profit d’une séparation des maîtres et de leurs compagnons. Cette évolution signifiait le début d’une progressive dislocation du monde traditionnel du travail, et elle se traduisait par l’augmentation du nombre de compagnons qui pouvaient du reste de moins en moins de accéder au grade de maître.
    Lorsque le système de domination était décidément trop asphyxiant, des révoltes avaient lieu. La première forme de grève de toute l’histoire française remonte au XVIe siècle et elle fut le fait de compagnons. En 1539, les compagnons imprimeurs de Lyon se sont insurgés contre les maîtres. Cet événement matriciel est connu sous le nom de Grand Tric (tric viendrait peut-être du terme allemand streik qui voudrait dire “grève”). Les compagnons imprimeurs s’insurgèrent contre la longueur du temps de travail - ils peinaient en moyenne jusqu’à 12 heures par jour dans des ateliers exigus - et contre l’emploi abusif d’apprentis de la part des maîtres, stratégie patronale ayant pour effet de faire pression sur les salaires des compagnons car les apprentis étaient moins bien payés. Il était également reproché aux maîtres la mauvaise qualité de la nourriture qu’ils prodiguaient aux compagnons. Scénario qui se répétera d’innombrables fois dans l’Histoire, les compagnons ont été réprimés en 1542 et interdiction leur a été faite de s’associer, c'est-à-dire, pour employer un terme courant de nos jours, se syndiquer.

Ouvriers des manufactures

    Ils sont de plus en plus nombreux tout au long de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il suffit de se reporter aux chiffres donnés dans la sous-partie précédente. Nous avions vu par exemple que la Compagnie des mines d’Anzin concentrait jusqu’à 4000 ouvriers. L’usine de Niederbronn appartenant au baron Dietrich comptait 800 ouvriers. Beaucoup plus nombreux étaient ceux qui étaient disséminés dans les ateliers urbains et ruraux vers Lyon ou encore Sedan. La manufacture Poupart de Neuflize faisait travailler jusqu’à 14 000 ouvriers sur plusieurs lieux épars, combinant travail en atelier et travail à domicile.
    Les ouvriers des manufactures, dont la plupart étaient sans qualification, étaient durement soumis à la discipline des ateliers, dont l’âpreté n’était pas sans rappeler les conditions extrêmes dans lesquelles travaillaient les ouvriers des chantiers navals de Hollande au début du XVIIe siècle. Dans les manufactures rurales, les ouvriers - qui étaient des paysans travaillant pour se constituer un salaire d’appoint lors des moments d’inactivité agricole - avaient un faible salaire, inférieur même à ce qu’Adam Smith appelait le salaire naturel, c’est-à-dire le salaire minimum nécessaire à la reproduction de la force de travail de l’ouvrier et au maintien en vie de sa famille. Il était d’environ 4 à 5 sous pour les fileuses, peut-être 8 à 10 sous pour les tisserands. Il était plus aisé dans les campagnes de prodiguer de si bas salaires, car le système des corporations n’y était pas en vigueur comme dans les villes. Du reste, en 1762, le pouvoir royal avait accordé la liberté intégrale du travail dans les campagnes, ce qui veut dire que les ouvriers étaient entièrement à la merci des capitalistes. Il était également très difficile aux ouvriers des manufactures de changer d’employeur, car il leur fallait un congé rédigé par écrit émanant du patron, pratique qui correspondrait de nos jours à la rupture conventionnelle, mais sans indemnisation de chômage dans le cas des travailleurs d’Ancien Régime. Ceux-ci ne pouvaient tout simplement pas démissionner sans le consentement du maître. Ils étaient pour ainsi dire enchaînés à son bon vouloir. En 1781, l’Etat royal rendit obligatoire le livret de travail à tous les salariés, pratique qui se consolidera véritablement durant la période napoléonienne. Le système du livret de travail est coercitif et témoigne d’une réglementation du travail particulièrement dure aux ouvriers. Ces derniers ont obligation de garder ce livret par devers eux. Il leur est donné par l’employeur et ils ne peuvent changer d’emploi que si le patron y consent. En cas de refus de la part de ce dernier, ils ne peuvent pas trouver un autre travail. Du reste, si l’ouvrier venait à avoir des dettes ou des amendes de pénalité, le patron pouvait garder son livret. Le livret de travail avait pour but de lutter contre le nomadisme et le vagabondage, mais également de "dresser" anthropologiquement l'individu à la discipline du travail manufacturier et industriel.

Salariat de clientèle & surpopulation

    C'est le groupe numériquement le plus important des classes populaires urbaines. Ce sont les petits gagne-deniers qui servent aux commissions et aux menus travaux. Ils sont légion à Paris et dans les grandes villes. Il y a les journaliers qui se proposent sur les marchés, dans les ports, partout où il est possible de gagner quelque argent à la journée. Il y a les jardiniers, il y a aussi les commissionnaires, notamment ceux qui courent à travers la ville pour faire les courses ou transmettre les messages pour ceux qui les emploient. Il existe également les porteurs d’eau et les porteurs de bois. Il faut compter dans cette catégorie corvéable que l'on paye au lance-pierre toute la domesticité de l’aristocratie et de la bourgeoisie : les valets, les cuisiniers, les cochers… On retrouve tout ce personnel composite vivant de revenus minimum - voire insuffisants parfois pour pouvoir vivre - amassé dans certains quartiers populaires. Il y a particulièrement trois faubourgs parisiens, dont l’importance sera très grande durant la révolution : Saint-Antoine, Saint-Marcel et Saint-Germain. S’entassent également dans les villes les ruraux qui viennent y travailler durant les saisons froides, tels les paysans du Limousin qui gagnent Paris tous les ans pour besogner dans le bâtiment de l’automne au printemps.
    Lors des années de mauvaises récoltes, les villes sont encombrées de vagabonds, d’artisans ruraux ruinés et de journaliers agricoles, qu’on appelle également les brassiers, en cela qu'ils n’ont que leurs bras à proposer pour gagner de quoi vivre. C'est la cohorte des démunis déferlant dans la Cité pour tenter de trouver du travail ou quelque secours miraculeux. Ils sont les vaincus d'un édifice social par essence inégalitaire, aggravé à l'extrême en raison de la crise et de la cherté. Marx, abordant les problèmes de l'accumulation et de la surpopulation au chapitre XXV du premier livre du Capital, évoque ces pauvres miséreux embourbés dans la fange et “l’enfer du paupérisme.³” Durant les grandes journées révolutionnaires, ces damnés de la terre constitueront à l’occasion un personnel éventuellement disponible pour les émeutes.
    Toutes ces catégories que l’on vient de présenter vivent, à des degrés divers, la même condition. Au XVIIIe siècle, le sort des classes populaires urbaines tend progressivement à s’aggraver, en raison d’une augmentation continue de la population des villes, conjuguée avec la montée inexorable des prix (nous avons parlé en première partie du phénomène de l’inflation de longue durée du XVIIIe siècle). La populace des villes subit donc un permanent déséquilibre des salaires par rapport au coût de la vie.

Les classes populaires & le problème de l’enchérissement des choses

    Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, les catégories salariées tendent progressivement vers la paupérisation. A preuve, entre 1771 et 1789, l'augmentation à Riom (commune proche de Clermont-Ferrand) du nombre d’enfermements de journaliers et d’artisans, qui font suite à des condamnations judiciaires pour mendicité.
⁴
Sur le graphique ci-dessus, on voit l'augmentation progressive de l’emprisonnement des artisans mis au chômage en raison de la crise. Durant toute la période 1771-1789, ils sont inférieurs en nombre - très nettement durant les années 1771-1777 - par rapport aux journaliers et chômeurs (catégorie comprenant aussi les vagabonds), mais l'évolution générale est qu'ils tendent de plus en plus à les égaler - tandis que la part des brassiers et chômeurs, quant à elle, diminue progressivement - et même, à les dépasser légèrement dans la toute fin de la période, en 1789. A mesure que se succèdent les crises de subsistance, phénomène que nous allons observer d’un peu plus près à la suite, l’artisanat - comme toutes les catégories salariées du reste - subit durement le contrecoup de la hausse du coût de la vie. La progression de la mendicité se voyait également à travers l’augmentation du nombre de vagabonds. Déjà du temps du règne de Louis XIV, Vauban les estimait comme représentant environ 10% de la population du royaume. En Basse-Auvergne, la mendicité et le vagabondage sont des phénomènes qui progressent significativement à la fin du XVIIIe siècle. Durant l’année 1781, les autorités locales ont enregistré 120 arrestations de vagabonds et mendiants, et il ne s’agit là que des personnes arrêtées, ce qui signifie qu’il en existait bien d’autres. En 1782, on a procédé à 155 arrestations et à 320 expulsions. L’année suivante, il y eut 250 âmes errantes privées de liberté par les autorités⁵. Il est intéressant de constater que l’augmentation de ces arrestations de vagabonds suit l’évolution des prix des grains : à mesure qu'ils montent, le nombre d’individus expropriés ou mis en chômage, lui aussi, augmente. Grossissent alors les rangs des mendiants et des vagabonds, d’où une hausse des arrestations en un temps où le vagabondage et l’absence d’activité professionnelle étaient sévèrement réprimés. On a parlé, pour qualifier cette dynamique claustrale, de “renfermement des pauvres”. Conjointement à cette augmentation du nombre de vagabonds et de chômeurs enfermés, on assiste à une hausse du nombre d’enfants placés dans les orphelinats. Ce phénomène comprend également bien d’autres causes, notamment le fait qu’il n’existait pas de contraception et que dans les familles pauvres trop d’enfants n’était parfois guère une option envisageable.
    La journée de travail de la plupart de ces catégories laborieuses que nous venons de présenter est fort longue, allant généralement de l’aube au crépuscule. Durant la belle saison, dans les ateliers de Versailles, les ouvriers travaillent de 4 heures du matin à 20 heures. A Paris, dans la plupart des métiers, on travaille en moyenne 16 heures par jour. Les relieurs et les imprimeurs, eux, font 14 heures et pour cela ils sont presque considérés comme des privilégiés. Bien entendu, le travail au XVIIIe siècle est moins intense que celui des ouvriers rivés aux chaînes de montage taylorisées des usines automobiles du XXe siècle, et, de plus, les fêtes chômées sont nombreuses (81 jours d’inactivité dans l’année). Cependant, les jours fériés signifiaient également l’absence de travail et donc, fatalement, l’absence de paye.

Le cycle de la crise de longue durée
& le problème des prix et des revenus


    Le problème le plus urgent des classes populaires au XVIIIe siècle n’est pas tellement celui du temps de travail, il est surtout celui du salaire réel, c’est-à-dire exprimé en pouvoir d’achat. Tout au long du siècle, nous l’avons vu à plusieurs reprises, la France connaît un phénomène d’inflation de longue durée qui comprend des variations cycliques - variations que nous expliquerons en détail dans un prochain article dédié à la crise d’Ancien Régime. La hausse des prix atteint les différentes catégories de la population urbaine, mais diversement suivant la constitution de leur budget et le niveau de leur salaire. Les céréales, élément crucial de l’alimentation des hommes de l’époque en cela qu’ils se nourrissent essentiellement de pain, augmente plus que tout le reste. Le peuple est donc lourdement pénalisé par l’inflation. A ce phénomène d’enchérissement de la vie s’ajoute celui de la pression démographique : tout au long du XVIIIe siècle, la population française ne fait que croître. Avec la multiplication des hommes, la valeur des marchandises augmente sans cesse et l’on assiste à un accroissement des sous-alimentés. Le pain, voilà le problème n°1 de la société d’Ancien Régime.
    Pour fixer un indice du coût de la vie des classes populaires, il faut tenter de déterminer la proportion des diverses catégories de dépense opérées par elles. Ernest Labrousse, sans conteste l’un des historiens les plus importants de tout le XXe siècle, a réalisé dans les années 1930 un travail colossal et inégalé à ce jour sur l’évolution des prix et des revenus dans la France du XVIIIe siècle, et il est parvenu à dégager, via l’établissement de nombreuses séries statistiques, des chiffres qui sont encore aujourd’hui d’une précieuse utilité pour la recherche historique. Pour le XVIIIe siècle, le pain représente à lui seul près de la moitié du revenu populaire et il s’agit là, approximativement, d’un minimum. Un salarié urbain dépensait donc environ :
  • 50% de son budget à la consommation quotidienne de pain;
  • environ 16% pour les légumes, le lard et le vin;
  • 15% pour les vêtements;
  • 5% pour le chauffage et
  • peut-être 1% pour l’éclairage.
    En appliquant les indices de longue durée au prix de chacun de ces différents articles de consommation courante, Labrousse conclut que, par rapport à la période de base 1726-1741, le coût de la vie a augmenté de 45% au cours du cycle 1771-1789, et de 62% au cours des seules années 1785-1789 ⁶. Labrousse, du reste, qualifie ces années 1785-1789 de “cycle extrême” en raison de la gravité de la crise qu’elles renferment : c’est le moment le plus prononcé de la crise de longue durée de tout le XVIIIe siècle. Il est intéressant de voir que ce cycle extrême dure jusqu’à la révolution et ses effets, nous le verrons plus tard, s’étendent même au-delà. Assurément, à la veille de la révolution, les classes populaires subissent de plein fouet une crise économique de grande ampleur. Une preuve de cela réside dans le fait qu’au seuil de l’année 1789, la part du pain dans le budget populaire constitue désormais 58% par suite de la hausse générale des prix; et durant l’année 1789 elle-même, cette part fut portée à 88% : il ne restait donc plus aux ménages populaires que 12% de leur revenu pour les autres dépenses. Il s’agit donc, ni plus ni moins, dit Labrousse, d’un “effondrement du salaire exprimé en biens de consommation.⁷” Labrousse a même dévoilé un fait des plus intéressants sur lequel nous aurons à revenir : le 14 juillet 1789, le fameux jour de la prise de la Bastille par le peuple parisien en arme, le prix du pain avait atteint son apogée séculaire, ce qui ne peut être perçu comme une simple coïncidence.
    La hausse des prix, si elle ménageait les classes aisées, accablait d’autant plus les pauvres. Vauban estimait déjà, vers la fin du règne de Louis XIV, le salaire moyen à 15 sous. Celui-ci va demeurer à peu près stable jusque vers le milieu du XVIIIe siècle. Une enquête de 1777 évalue le salaire moyen à 17 sous, et on pense qu’il a évolué, en 1789, jusqu'à 20 sous. La miche de pain (qui pèse environ 1 kilo), elle, coûtait 2 sous dans les années de bonne récolte. Cela veut donc dire que le pouvoir d’achat quotidien des ouvriers exprimé en quantités de pain représente, vers la fin d’Ancien Régime, 10 miches de pain, ce qui n’est pas beaucoup car les adultes du ménage consomment journellement 4 à 5 miches de pain, si ce n’est plus, sans compter les enfants ni les autres dépenses à effectuer. Or, en temps de crise, le prix des céréales augmente et donc, mécaniquement, celui du pain dépasse très largement ces 2 sous : durant les années 1788-1789 (moment de combustion du cycle de crise 1785-1789), la miche de pain excède les 10 sous et monte parfois au-delà des 13 sous, voire plus. Par conséquent, un ouvrier, qui gagne ses 20 sous lors des jours non chômés, n’a pas de quoi s’acheter plus d’une miche de pain, ce qui est tout à fait insuffisant pour lui et sa famille et condamne celle-ci à la sous-alimentation; il ne lui reste quasiment rien pour le reste. 

    Il faut désormais tenter de déterminer si le mouvement des salaires a redressé ou non l’incidence de la hausse des prix sur le coût de la vie des classes populaires, ou, au contraire, s’il l’a davantage aggravé. Labrousse, en partant toujours de la période de base 1726-1741, a établi des séries statistiques qui montrent une augmentation, pour la période 1771-1789, des salaires réels des ouvriers s’élevant à 17%. Dans près de la moitié des cas, les séries locales de Labrousse montrent que cette hausse des salaires n’atteint même pas 11%, tandis que par rapport à ces mêmes années 1775-1789, la hausse des prix, elle, est de 22%; et elle dépasse les 26% dans trois provinces. La hausse des salaires est donc insuffisante, et elle varie du reste selon les professions :
  • les ouvriers du bâtiment : 17% pour la période 1771-1789 et 24% pour 1785-1789;
  • les journaliers agricoles : 12% pour 1771-1789 et 16% pour 1785-1789;
  • les ouvriers du textile, eux, connaissent une augmentation salariale se tenant à mi-chemin de ces chiffres. 
    La hausse de longue durée des salaires, qui n’excède nulle part les 26% ⁸, est donc très faible par rapport à celle des prix, qui oscille entre 48 et 65% ⁹! Les salaires ont suivi les prix mais sans jamais les rattraper. Labrousse dresse ce terrible constat commun à toutes les catégories salariées : 

“Le mouvement cyclique, sur le marché libre du travail, du salaire “nominal” exprimé en monnaie et évalué à la journée ou à la tâche, du salaire par temps de production ou par volume de production, s’affirme alors - du moins au cours des années de crise [...] - en sens inverse de celui des prix agricoles intéressant le coût de la vie du travailleur. La tendance est commune au salaire agricole et au salaire industriel, au salaire rural et au salaire urbain.¹⁰” Labrousse indique par ailleurs que ce “grave et lent déclin séculaire du revenu du travailleur va se compliquer des accidents de la vie cyclique. Les fluctuations du salaire par temps de travail ou par temps de consommation tendent à varier en sens inverse de celui des denrées.¹¹” 
    
    Il existe, en plus de ce cycle de longue durée de l’évolution des prix, des mouvements plus courts qui s’intercalent à l’intérieur et qui consistent en des variations saisonnières et cycliques, lesquelles interviennent notamment lors des années de mauvaise récolte (nous verrons cela en détail lors de l’article consacré à la crise). Ces mouvements saisonniers ont pour effet d’aggraver encore plus l’écart entre les prix et les salaires. Au XVIIIe siècle, cette cherté excessive provoquait le chômage, et la faiblesse des récoltes lors des mauvaises années réduisait les besoins de la paysannerie et augmentait le nombre d’individus inactifs qui allaient s’entasser dans les villes. La crise agricole entraînait alors une crise manufacturière et industrielle, et la part considérable du pain dans le budget populaire avait pour conséquence, on l’a vu un peu plus haut, de réduire drastiquement la part dédiée aux autres achats. Lorsque les ouvriers ne pouvaient plus se permettre d’acheter autre chose que du pain, les autres secteurs qui ne trouvaient plus assez de consommateurs entraient eux aussi en crise. En “période de maximum cyclique du prix des céréales, qui correspond plus généralement au maximum cyclique du coût de la vie du travailleur [en raison de la cherté excessive du pain si essentiel à l’alimentation des classes populaires], l’orientation du marché de la main-d'œuvre est à la baisse du salaire nominal, quotidien ou à la tâche. Le chômage agricole, le chômage industriel sévissent. Ils atteignent à la fois l’ouvrier industriel et la masse des journaliers vivant principalement du salaire agricole, mais aussi d’un salaire d’appoint industriel.¹²” Labrousse, en comparant la hausse du salaire nominal à celle du coût de la vie, nous montre que le salaire réel des travailleurs urbains autant que ruraux a inexorablement baissé au lieu d’augmenter. Il estime que, sur la période 1726-1741, l’écart entre le salaire et le coût de la vie est d’environ ¼ inférieur à celui qui sera enregistré pour les années du "cycle extrême" 1785-1789¹³; et si l’on tient compte des hausses cycliques et saisonnières survenues lors des années de mauvaise récolte, comme ce fut particulièrement le cas en 1788 (année de la plus grande catastrophe agricole du siècle sur laquelle il nous faudra revenir), cet écart monte à plus de 50%. Ces évolutions font donc dire à Mr Labrousse que “c’est quand le salaire nominal par temps de travail et par temps de consommation tend à baisser que le coût de la vie progresse avec violence [...]. Ainsi s’affirme la contrariété cyclique tendancielle du revenu du travailleur et du coût de la vie, qui croît en violence, toutes choses égales, à mesure que fléchit le niveau de vie considéré.¹⁴” Les conditions de vie de cette époque portant essentiellement, comme on l’a vu un peu plus haut, sur la consommation des denrées alimentaires, alors cette période de longue durée de hausse des prix entraîna, de façon effective et concrète, une augmentation de la misère et de l’indigence au sein des classes populaires. Ces fluctuations économiques auront des conséquences très importantes pour la révolution. Il y a cette phrase qu'Albert Soboul aimait à répéter : “la faim mobilisa les sans-culottes.¹⁵”

"Economie morale des foules" en temps de crise 

    La revendication essentielle du peuple porte évidemment, on peut le comprendre au vu de ce qui vient d'être dit, sur le pain. Assurément, à la veille de la révolution, la cariatide remue sérieusement sur le plan social, en raison de la gravité de la crise économique qui les touche durement et plus encore durant les années 1788-1789. Dans certaines villes, des émeutes éclatent bien avant la révolution elle-même. En 1788, le royaume subit la crise agricole la plus violente de tout le siècle, venant alourdir considérablement les résultats d'une inflation de longue durée. Durant l’hiver de cette année, c’est irrémédiablement la disette. La mendicité augmente en raison du chômage. Les vagabonds et les mendiants s’entassent dans les villes, participeront le cas échéant aux soulèvements de la colère et de la faim menées par les foules révolutionnaires. Les 27 et 28 avril 1789 eurent lieu les émeutes Réveillon, que Soboul estime comme étant la première grande journée révolutionnaire, survenue avant celle du 14 juillet 89. Mr Réveillon était un entrepreneur qui tenait une manufacture de papier peint dans le 11e arrondissement de Paris et Mr Hanriot, lui, tenait une manufacture de salpêtre. Il se répand une rumeur dans les faubourgs selon laquelle ces deux hommes auraient dit, lors d’une réunion à l’assemblée électorale, qu’un ouvrier pouvait fort bien vivre avec seulement 15 sous par jour. En réalité, Réveillon n’avait pas dit une telle chose. Au contraire, il se plaignait du fait que certains ouvriers, en ces temps difficiles, ne touchassent que 15 sous. Seulement, en 1789, les esprits étaient échauffés par la crise, si bien que les propos de quelque patron pouvaient être facilement mal interprétés et il n’en fallait guère plus pour mettre le feu aux poudres. Les ouvriers sortirent des faubourgs et manifestèrent la journée du 27. Le lendemain, ils assaillirent les maisons de Réveillon et Hanriot et l’émeute prit de l’ampleur dans Paris. Il a fallu mobiliser la troupe qui tira sur la foule, faisant peut-être plus d’une dizaine de tués et environ une centaine de blessés. Pour l’exemple, on fit pendre haut et court, le 29 avril, deux instigateurs de l’émeute sur la place publique. Cet épisode préfigure la révolution et il est d’une très grande importance dans la conscience collective. Albert Soboul commente l’événement ainsi : “De cette première journée révolutionnaire, les motifs économiques et sociaux sont évidents; ce n’est pas une émeute politique. Les masses populaires n’avaient pas de vues bien précises sur les événements politiques. Ce furent des mobiles économiques et sociaux qui les mirent en mouvement. Mais ces émeutes populaires avaient à leur tour des conséquences politiques, ne fût-ce que d’ébranler le pouvoir.¹⁶” 
    Le peuple en appelait au roi afin de résoudre le problème de la cherté et de la disette. Pour lui, le plus simple était de réglementer l'économie et d’appliquer avec rigueur une régulation des prix. On demandait à l'Etat d'imposer un maximum au-delà duquel les prix ne pourraient plus augmenter. Il convient de bien garder en mémoire cette revendication du maximum car elle donnera lieu à bien des débats et des confrontations passionnées durant toute la révolution. Le peuple estimait que l’Etat, en temps de crise, ne devait reculer devant rien, quitte à réquisitionner les grains et procéder à une taxation des riches. Le célèbre historien britannique Edward Palmer Thompson a forgé le concept d’économie morale des foules dans son grand livre de 1963 sur La formation de la classe ouvrière anglaise¹⁷. Il a montré, notamment dans ses travaux sur les luttes populaires aux XVIIe et XVIIIe siècles, que ces soulèvements n'étaient pas des manifestations, comme on l'a longtemps cru, de simples révoltes instinctives contre la faim. Ces émeutes frumentaires avaient en réalité une signification beaucoup plus profonde, en cela qu'elles étaient l'expression d'une certaine vision de l'économie de la part de ces foules en colère, une vision réclamant justice et égalité. Lorsque les révoltes des ventres vides éclataient, on s'emparait des grains accumulés par les marchands, notamment dans les ports, qui étaient destinés à l'exportation. Ainsi, les gens s'opposaient à la libre initiative individuelle du marchand, laquelle visait le profit et s'opérait au détriment du peuple. La foule dévalisait également les magasins, en accusant les marchands de profiter de la situation pour spéculer sur les prix. Réquisitions forcées et pillages étaient alors des actions vues par la masse révoltée comme légitimes, car pour elle, la crise n'était jamais que la distorsion d'une vie économique médiée, en temps normal, par des règles morales et éthiques. En France, en 1775, il y eut le célèbre épisode de la "guerre des farines". C'est une série d'émeutes de grande ampleur survenues dans plusieurs parties du royaume en avril et en mai, suite à une hausse importante des prix des céréales et donc, par voie de conséquence, du pain. Cette inflation fut le résultat d'une politique de libéralisation du commerce des grains par Turgot, qui était alors à la tête des finances françaises. Economiste libéral, Turgot croit en la rationalité du marché - un marché censé se réguler tout seul en dehors de toute intervention étatique - et aux vertus du libre-échange. Seulement, les mauvaises récoltes de 1773 et 1774 aboutissent à la flambée. Les révoltes éclatent et à travers elles, c'est une crise politique et sociale de grande ampleur à laquelle le pouvoir royal est confronté. Les classes populaires urbaines et rurales réclament le retour à une réglementation des prix, et elles en appellent au roi afin qu'il veille à la sécurité et à l'approvisionnement de ses sujets. Les révoltes frumentaires de 1793-1794, en plein cœur de la révolution, auront pour arrière-fond discursif cette même revendication populaire d'un juste encadrement de la vie économique. 
     L'économie morale des foules exprime, à travers les embrasements et les émeutes, une attente immédiate de justice et d'équité. Les foules - auxquelles les commentateurs de l'époque dénièrent toute possibilité d'avoir un sens réel et une vision affirmée de la politique - estiment avoir leur mot à dire sur la conduite des affaires humaines. Le concept d'E.P. Thompson, sur un plan plus philosophique, contredit la vision anthropologique des pères de l'économie politique classique, en premier lieu Adam Smith, pour qui l'homme est par nature cupide et égoïste, et que ce sont là deux traits de la nature humaine qui sont moins des vices que des moteurs de la civilisation et de toute vie en société. Le concept d'économie morale, sur un plan historique, est tout à fait d'application dans notre cas, car les masses populaires, à la veille de 89 et tout au long de la Révolution, réclament l'égalité et la justice économique. En cela, les vues égalitaires des conditions populaires sont, par essence, totalement inconciliables avec le désir de liberté économique qui s’exprime dans les rangs de la bourgeoisie. L’économie morale des foules contre le libéralisme économique et politique des possédants, voilà l’une des plus grandes oppositions qui ont structuré les événements révolutionnaires que nous verrons en lieu et place. Jean-Clément Martin, dans sa Nouvelle histoire de la Révolution française, met le doigt sur le fait que les villes sont désormais en partie structurées par des rapports conflictuels opposant les bourgeois aux classes populaires urbaines. Il indique que "l'accroissement des contradictions dans le tissu urbain" est "troué en quelque sorte par des intrusions qui font ressortir les angoisses dans les quartiers traditionnels restés à l'écart. Le monde ouvrier est singulièrement affecté par ces mouvements, mettant face à face patrons et ouvriers dans des rivalités inédites, accélérées par l'affaiblissement des corporations.¹⁸" Avant que n'éclate la révolution, l'antagonisme entre les classes populaires et la bourgeoisie est bel et bien là, il est vrai à l'état larvé bien souvent, mais parfois ouvert.
   La petite plèbe, en faisant irruption sur la scène politique lors des grandes journées révolutionnaires et avec la constitution des mouvements sectionnaires et sans-culottes, a réclamé, durant la révolution, la réalisation du principe d'égalité qui était virtuellement renfermé dans les droits imprescriptibles, inaliénables et sacrés de l'homme, tels qu'ils furent énoncés dans la fameuse Déclaration des droits du 26 août 1789. En cela, elle devait fatalement s'opposer au principe bourgeois d'égalité civile par les seuls droits politiques reconnus aux citoyens. Nous aurons l'occasion de voir tout cela en détail le moment venu, mais nous vous proposons un léger avant-goût via les mots d'Albert Soboul, concernant le principe d'égalité émanant des classes populaires qui deviennent, à partir de 1789, les foules révolutionnaires. 

"De l'exigence du pain quotidien, les militants populaires dégagèrent confusément l'affirmation du droit à l'existence : il faut que tous les hommes mangent à leur faim. On ne saurait rechercher ici un système doctrinal cohérent; les revendications se précisèrent sous le poids de la nécessité. Leur unité vient de l'égalitarisme foncier qui caractérisait la mentalité et le comportement populaires : les conditions d'existence doivent être les mêmes pour tous. Au droit total de propriété générateur d'inégalité, les sans-culottes opposèrent le principe de l'égalité des jouissances : que leur importait la liberté sans l'égalité, que leur importait l'égalité politique elle-même sans l'égalité sociale..."¹⁹

"La liberté n'est qu'un vain fantôme quand une classe d'hommes peut affamer l'autre impunément. L'égalité n'est qu'un vain fantôme quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable."

Jacques Roux

1 Albert Soboul, La civilisation et la Révolution française, I/ La crise de l'Ancien Régime, Paris, Arthaud, 1970, p.275.
2 Albert Soboul, La Révolution française, Paris, Gallimard, 1982, p.75.
3 Karl Marx, Le Capital, livre I, 1867, in Oeuvres I, Economie I, Paris, Gallimard coll. La Pléiade, 1963, p.1161. Dans ce même chapitre XXV concernant la loi d'accumulation et son pendant qui est la surpopulation, Marx dit également ceci : «Dès que le régime capitaliste s'est emparé de l'agriculture, la demande de travail y diminue absolument à mesure que le capital s'y accumule. La répulsion de la force de travail n'est pas dans l'agriculture, comme en d'autres industries, compensée par une attraction supérieure. Une partie de la population des campagnes se trouve donc toujours sur le point de se convertir en population urbaine ou manufacturière, et dans l'attente de circonstances favorables à cette conversion.» Il ajoute plus loin : «...la surpopulation relative, la stagnante, appartient bien à l'armée industrielle, active, mais en même temps l'irrégularité extrême de ses occupations en fait un réservoir inépuisable de forces disponibles. Accoutumée à la misère chronique, à des conditions d'existence tout à fait précaires et honteusement inférieures au niveau normal de la classe ouvrière, elle devient la large base de branches d'exploitation spéciales où le temps de travail atteint son maximum et le taux de salaire son minimum. Le travail dit "à domicile" nous en fournit un exemple affreux.»
4 Graphique d’Ernest Labrousse repris dans Albert Soboul, La civilisation… op.cit.,  p.139.
5 Chiffres établis par R.Liris et repris par Albert Soboul, op.cit., p.131.
6 Ernest Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle, tome II, Paris, Réimpression (réed. de 1984), p.598.
7 Ibidem, p.604.
8 Ibidem., p.599.
9 Ibidem., p.598.
10 Ibidem, p.514.
11 Ibidem, p.599.
12 Ibidem, pp. 599-600.
13 Ibidem, p.598.
14 Ibidem, p.600.
15 Albert Soboul, La Révolution… op.cit., p.79.
16 Ibidem., p.80.
17 Le concept d'E.P. Thompson apparaît une première fois dans le livre de 1963, mais de façon fort allusive. Ce n'est que par la suite que l'historien affinera sa notion dans un célèbre article de 1971 paru dans la revue Past & Present, «The moral economy of the English crowd in the eighteenth century». On peut le trouver en traduction dans le chapitre IV du livre Les usages de la coutume, traditions et résistances populaires en Angleterre aux XVII-XVIIIe siècles, Paris, EHESS, 2015.
18Jean-Clément Martin, Nouvelle histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, 2019, p.110.
19 Albert Soboul, La Révolution française, tome II, Paris, Arthaud, 1983, p.136.
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