Les lisières du monde - La connaissance comme horizon des possibles

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    Pour bien comprendre tout ce qui se joue dans la primauté de l’ego cogito et de sa nature pensante, Descartes revient à l’expérience immédiate que nous faisons du monde : celle de la perception des corps matériels, celle de l’attitude naturelle qui prend pour objet premier les corps et les choses perçues. Descartes ne revient pas sur les raisons du doute méthodique et métaphysique, mais cherche plutôt à expliquer ce qui se joue réellement dans la perception d’un corps, indépendamment des a priori qui accompagnent notre expérience habituelle du monde. Nous allons présenter l’exemple du morceau de cire puis donner toutes les conclusions de cette 2nd Méditation.

Le morceau de cire


    Descartes insiste sur ce nouveau commencement : pour comprendre ce qui se joue véritablement dans notre expérience immédiate, nous ne partons pas de la notion générale des corps mais d’un corps particulier qui nous apparaît ici et maintenant.

Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n’entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’un en particulier.

    Prenons par exemple un morceau de cire particulier. On peut qualifier ce morceau de cire de totalité phénoménale¹, il nous apparait sous toutes les modalités de notre sensibilité : il a une apparence tactile, une apparence sonore, une apparence visuelle, une odeur et il aurait un certain goût si nous le mettions à la bouche. De prime abord, cette cire est parfaitement évidente puisqu’elle nous apparait selon des caractéristiques précisément identifiables par tous nos sens – nous savons que c’est cette cire particulière car nous la percevons avec cette forme, cette odeur, cette texture – et que nous pouvons la distinguer de tout ce qui l’entoure et de tous les autres morceaux qu’on pourrait nous amener. Ainsi, cette expérience contredit nos premières conclusions puisque le morceau de cire nous semble la chose la plus évidente du monde :

Mais voici que pendant que je parle, on l’approche du feu : ce qui restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ?


    Cette cire que nous percevons sous toutes ses apparences, nous la passons maintenant au feu et assistons alors à une parfaite transformation. Toutes les qualités phénoménales selon lesquelles on l’identifiait au préalable ont changé : elle n’a plus la même forme, plus la même odeur, elle ne rend plus le même son, ayant fondue elle n’a plus la même qualité tactile, et plus le même goût. Or, mystère de la grammaire et du langage commun², alors que toutes les qualités par lesquelles on l’identifiait ont disparu, nous disons que ce morceau de cire a changé et non qu’il s’est corrompu. Selon nous, il n’y a pas eu de corruption du morceau de cire, mais une simple altération de son apparence et de ses qualités sensibles. Cependant, si elle a perdu ses qualités sensibles mais qu’elle reste identique, on doit se demander, outre les aspects grammaticaux de l’identification, qu’est-ce qui nous permet d’identifier cette cire comme étant la même cire – qu’est-ce donc, écrit Descartes, que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? En effet, puisque toutes ses apparences ont disparu, il semble évident qu’il y a dans l’expérience que nous faisons des corps et de leurs identités, quelque chose de plus que les simples qualités sensibles-phénoménales. Voici donc le problème : un corps que nous pensions connu par les sens n’a pas perdu son identité (substantielle) malgré la disparition de tous ses prédicats sensibles ; dès lors – paradoxe – faudrait-il conclure que ce n’est pas par les sens que nous identifions un corps sensible ? En termes plus techniques : qu’est-ce-qui est substantiel et permanent dans ce corps qui s’est modifié ?

    Ce corps n’est pas identifié par les sens puisque la disparition des qualités sensibles ne remet pas en question sa mêmeté, sa permanence, son identité. On appellera donc les qualités phénoménales/sensibles des qualités secondes et accidentelles en tant qu’elles n’ont pas de rapport à l’identité de la chose en tant que chose. On cherche alors la qualité primaire qui permet d’identifier la cire et qui ne se réduit pas à l’une des apparences et des qualités phénoménales de celle-ci. Mais qu’est-ce donc que nous disons connaître dans la cire et qui aurait une réalité substantielle en deçà de ses changements ? Est-ce que cela pourrait être une chose en soi, un substrat permanent à partir duquel un objet se manifeste ? Et dans ce cas, si ce n’est pas la sensation qui le perçoit, qu’est-ce qui – en nous – conçoit ce substrat qui nous permet de dire que malgré tous ces changements, c’est bien la même cire qui nous apparait ?

    Pour ce faire, Descartes procède à un passage en revue de nos différentes facultés ou modalités cognitives. Descartes n’évalue pas vraiment cette première hypothèse, mais on pourrait logiquement se demander si l’identité de la cire n’est pas – pour nous – le produit de nos expériences passées et de notre mémoire. Ainsi, il se pourrait que si nous affirmons que la cire x n’a pas disparu, c’est que notre mémoire synthétise l’expérience passée – l’apparence initiale à t-1 – avec l’expérience actuelle – l’apparence actuelle à t. Ainsi on pourrait dire que rien dans la chose ne permet d’établir son identité sinon que nous avons la mémoire de son apparence passée et que notre expérience présente s’accompagne toujours d’une conscience du passé – dans ce cas je dis donc que c’est encore la cire x parce que je perçois une cire maintenant et que je ne l’ai pas vu disparaitre au travers des différents changements. Cependant, si Descartes n’évalue pas cette première hypothèse, c’est qu’elle ne répond absolument pas au problème : en effet, celui qui répondrait que la mémoire permet d’unifier les expériences de la cire ne répond en aucun cas à la question de savoir ce qui nous permet de dire que cette cire est cette cire à l’exclusion de son apparence sensible. Au contraire, notre problème est de savoir ce qui dans l’apparence de la cire nous permet de l’identifier. Il ne s’agit pas forcément de savoir ce qui permet de réunir plusieurs expériences d’une même chose dans le temps, mais plutôt de savoir quel est l’opérateur de l’identité. Dans cet exemple, le temps et le changement radicalisent le problème en nous montrant que ce n’est pas l’apparence et la sensibilité qui permettent d’identifier une chose. Après la sensation, la première véritable hypothèse de Descartes est l’imagination :

N’est-ce pas que j’imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ?

    Par un mécanisme de rétention qui échappe partiellement à mon attention, il se pourrait que j’anticipe par mon imagination et mes perceptions antérieures toutes les apparences que la cire peut recevoir. L’identité de la cire ne serait rien d’autre que l’ensemble des perceptions passées, présentes et à venir que je peux imaginer sur cette même cire. Mise à part ses apparences, la cire en question serait donc « quelque chose de flexible, de muable et d’étendu » capable d’être rond, puis carré, puis triangulaire, sans pour autant cesser d’être. Dans ce cas, lorsque je me trouve devant ce morceau de cire, de manière inconsciente, mon imagination synthétiserait un certain nombre de changements possibles, ce qui expliquerait pourquoi je perçois toujours la même cire malgré la disparition de toutes ses qualités sensibles initiales. Il y aurait ainsi – grâce à l’imagination – une sorte d’anticipation empirique à partir des expériences que j’ai déjà faites des corps et de leurs changements.

Non (ce n’est pas par l’imagination) puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j’ai de la cire ne s’accomplit par la faculté d’imaginer.


    Descartes refuse qu’une telle synthèse anticipative soit le propre de l’imagination. Ce n’est pas une rétention de la mémoire et de l’imagination qui nous fait considérer l’unité et la permanence de la cire, car je conçois que la cire pourrait recevoir une infinité de changements possibles sans pour autant cesser d’être. La cire est conçue comme pouvant recevoir une infinité de modifications dans l’attribut de l’étendue par laquelle je la considère immédiatement. Pour comprendre ce point, précisons d’abord ce que nous identifions véritablement sous cette cire : lorsque je dis que c’est une cire x qui persévère au travers des changements, je vois un corps compris dans l’étendue qui peut recevoir une infinité de modifications. Si j’identifie la cire x c’est donc en tant qu’elle est une portion de l’étendue qui peut recevoir une infinité de modifications sans rompre son identité. Or, Descartes affirme que cette infinité de prédicats possibles ne convient pas aux facultés de sensibilité ou d’imagination qui sont soumises aux expériences particulières que nous faisons des corps. Au contraire, l’infinité potentielle des modifications de la cire et de l’étendue est le signe de l’intellectualité; c’est le propre de la pensée de pouvoir considérer l’infinité et de déterminer l’identité de la cire. Descartes écrit qu’il n’y a que mon entendement qui conçoive l’infinité. Dès lors, si nous concevons la cire comme une même chose susceptible de revêtir une infinité de prédicats, ça ne peut pas être une simple faculté empirique, comme la sensation ou l’imagination, qui la constitue telle. S’il y a un substrat de permanence et d’identité susceptible de persévérer au travers d’une infinité de mouvements potentiels, c’est que la cire est un corrélat rationnel et que l’identité est le propre de la pensée.

Ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux.


    Voilà comment l’expérience perceptive du changement et l’analyse des facultés permettent de renverser l’attitude naturelle et l’empirisme spontané. C’est par une conception de l’entendement que je perçois et identifie un objet quelconque, qu’il soit imaginé, senti ou pensé abstraitement. Je perçois effectivement des qualités par le canal de mes sens et des affections corporelles, mais l’unité substantielle de la chose perçue réside dans la conception de mon esprit – le perçu est fonction du conçu, le percept est un concept³. On comprend alors pourquoi Descartes disait que l’imagination et la perception, au même titre que le doute, étaient des modes de la pensée active puisque toute perception véritable s’accompagne d’un jugement d’identité intellectuel. Ce qu’il y a de substantiel, ce qui soutient et identifie une chose quelconque, c’est toujours le propre de la pensée, et ce qui nous apparait comme des qualités sensibles, loin de permettre l’identification de la chose, sont en définitive des modifications secondaires et contingentes de l’identité de part en part noétique (intellectuelle) de l’objet perçu. Descartes conclut alors ce premier point avec un autre exemple :

Si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ?


    On ne voit pas la cire mais on la conçoit par l’entendement de la même manière que lorsque nous voyons au loin des chapeaux et des formes homogènes longilignes, nous inférons que ce sont des hommes⁴. Mise à part les formes régulières au loin, nous ne voyons pas des hommes, ils pourraient bien être des automates ou des robots comme dans le film Ex Machina. Lorsque j’affirme que ce sont des hommes, c’est « la puissance de juger » qui détermine et conçoit l’humanité de ces formes au loin, dépassant par là même la matérialité des apparences pour inférer leur nature de chose pensante (res cogitans) qui n’apparait jamais.

    On pourrait bien dire qu’en comparant le morceau de cire et les hommes perçus, Descartes sous-détermine ici la problématique de l’intersubjectivité et ramène l’alter ego à un simple objet⁵. En effet, comme le lui ont reproché de nombreux représentants du courant phénoménologique au XXème siècle, Descartes ne distingue pas entre l’expérience perceptive d’un objet quelconque et l’expérience d’un homme, précisément un alter ego. On pourrait ainsi se demander si notre jugement sur les hommes ne porte pas avec lui une signification différente du simple jugement d’identité sur la cire. Cependant, le problème de Descartes est bien différent puisqu’il se questionne non pas sur le sens de l’objet mais sur l’instance qui établit l’identité. Par ailleurs, même si Descartes ne fait pas une phénoménologie de l’Autre, il affirme tout de même l’une des données fondamentales de notre expérience intersubjective : que ce soit une tasse, un chat ou un homme, c’est toujours nous qui jugeons et qui établissons l’identité de ce qui se donne à notre perception. Et c’est pour cela que la sous-détermination de l’intersubjectivité se révèle dans le même temps susceptible d’exprimer de la meilleure des manières l’une des constantes de l’expérience que nous faisons de nos alter ego : c’est que tout en sachant que nous sommes lui et moi des hommes et des consciences, de prime abord, je n’ai pas accès à l’autre sur un mode différent que les autres objets⁶. Percevoir l’autre, c’est toujours percevoir depuis ma propre conscience une conscience qui n’apparait pas et que j’infère – Husserl dira ainsi que la constitution de l’Autre est toujours médiate et analogique⁷.

    Reprenons alors le fil de la méditation pour tirer quelques conclusions. Juger un corps, percevoir un corps matériel, n’a rien d’immédiat et de certain. Bien au contraire, cet exemple nous montre que ce qui se donne immédiatement aux sens est accidentel; pouvant changer à tout moment sans pour autant remettre en question l’identité de la chose perçue, les apparences sont ainsi contingentes. Loin de revenir sur le premier doute au sujet des choses sensibles, un tel exemple vient justement radicaliser le problème; en effet, non seulement un objet sensible n’a pas en soi le critère de réalité et de vérité, mais de surcroît, ce n’est pas la sensation qui établit l’identité d’une chose mais l’entendement, ainsi que nous l’avons vu. Les apparences sensibles et les qualités phénoménales d’une chose sont ainsi des qualités secondes, purement relatives. C’est pourquoi lorsqu’une chose change, lorsqu’elle n’offre plus aucune apparence identique à l’expérience que nous en avions initialement, nous ne remettons pas en question son identité et sa permanence. C’est parce qu’ils sont corrélats de la pensée que les corps sensibles apparaissent comme des objets déterminés, substantiels et identifiés – à l’inverse, sans pensée, sans conscience, la pure sensation serait informe, sans unité ni identité. On peut alors dire que les objets sensibles sont aussi des objets rationnels dans la mesure où c’est un acte de l’esprit qui détermine leur identité. Dans une formulation un peu plus technique : la substance est pour soi, non en soi, car ce qui est substantiel dans les corps réside dans la constitution du jugement et de la pensée.
    Il nous faut maintenant mesurer la radicalité du parcours de cette seconde méditation.

Quelques réflexions sur le problème du fondement


    La perception des corps, que nous prenions pour plus certaine et première que toutes les autres expériences cognitives, est en fait une expérience de nous-même en tant qu’être pensant. Comme pour le malin génie qui me trompait tout en ratifiant la nécessité de mon existence, l’expérience du corps sensible renforce le primat de mon existence et fait de l’ego le fondement de toutes les identités des objets qu’il pense. La radicalité se redouble alors : non seulement je suis l’objet chronologiquement premier et plus certain dans l’ordre de la recherche, mais une fois que j’analyse précisément toutes mes expériences, je me rends compte que je suis le fondement de tout objet perçu en tant que c’est un objet conçu. Descartes précise ce point :

Si je juge que la cire est ou existe, de ce que je la vois, il suit bien plus évidemment que je suis ou que j’existe moi-même de ce que je la vois.


    Je suis le sujet de toutes mes pensées, plus certain que tout autre objet, je m’apparais indubitable toutes les fois que je pense. Or, loin d’être seulement un sujet clos sur lui-même, je suis ouvert aux choses du monde et même si je doute de leur existence véritable et de leur existence telle qu’elle m’apparait, je les juge et je les pense. De plus, en tant que je suis l’unique certitude et le principe de toutes mes activités, je comprends alors que dans l’ordre des raisons, chaque expérience d’un objet distinct de moi-même me renvoie à moi-même – l’expérience de l’altérité est donc une expérience de soi. Ainsi, je peux penser des corps, je peux les identifier, les prédiquer, mais (i) ils n’ont en eux-mêmes aucune véracité car je n’ai toujours pas levé les premières figures du doute, et (ii) chaque fois que je les juge c’est ma propre existence que j’affirme implicitement⁸. Par exemple, chaque fois que j’affirme que la cire existe et qu’elle change, j’affirme mon existence comme le principe même de l’identité de la cire. À proprement parler, une fois l’analyse des termes précisément réalisée, je ne suis plus immergé dans le monde, je ne suis plus dans le monde, mais il me fait face, j’en suis le fondement parce que l’acte constituant du sujet (la noèse) est premier sur l’objet en son identité (le noème). J.-L. Marion écrit à ce sujet :

Le monde s’intentionnalise par l’ego et vers lui ; par lui parce que rien ne devient objet du savoir si l’ego ne le transforme en objet de pensée (cogitatum); vers lui parce que rien ne devient un objet de pensée (cogitatum), si l’ego ne le polarise en sa direction. La réduction des choses aux objets de la cogitatio-pensée suppose la réduction de la cogitatio-pensée à l’opération de l’ego, donc à l’ego lui-même.⁹
 
    Toutes les fois qu’il y a un objet, qu’il y a un monde, c’est donc d’abord que j’existe comme sujet pensant qui fait exister intentionnellement le pôle de l’objet. Par l’exemple du morceau de cire, loin de simplement reprendre ce qui avait été montré à partir du doute méthodique et métaphysique, Descartes ratifie définitivement le primat du sujet sur tous les objets qu’il peut se représenter. Et loin de revenir sur les premières raisons de douter, Descartes radicalise le problème de l’objet; en effet, non seulement je n’ai toujours aucun moyen d’établir précisément ce qu’est une perception véritable, et ce qu’est un objet vrai, mais dans la mesure où le percept est maintenant un objet conçu, c’est l’existence même de l’objet indépendamment du percept conscient (percipi) qui devient problématique. Puisque c’est le sujet qui établit l’identité du morceau de cire, l’existence de ce morceau en soi, indépendamment du sujet, est rendue problématique et chaque jugement sur le percept renvoie à l’existence de l’ego pensant. Voilà donc la fin de la 2nd Méditation : certain de moi-même, c’est l’idée même d’altérité qui est considérablement remise en question dans la mesure où tout, toujours, me renvoie à moi-même. Comme nous le disions dans la seconde partie, voilà la nature tyrannique de l’ego qui se précise encore un peu plus; l’ego est premier sur tout, et toute chose est indexée à son existence – dès qu’il juge une chose, celle-ci est le signe de son activité.

Conclusion


    Voilà donc où nous mène la seconde méditation. Reprenons schématiquement ce qui a été démontré jusqu’alors pour ne rien perdre en route et garder en tête l’unité des différentes parties.

    Repartant du doute hyperbolique et préservant toutes les figures du doute expliquées dans la 1ère Méditation, nous avons commencé cette méditation en faisant face à l’éventualité de l’absence totale de vérité et de certitude. En effet, si le malin génie transforme tout en erreur et si toutes les raisons de douter sont valides, alors il n’y a aucun objet de vérité et la science est une chimère qui dépasse l’entendement humain. En reprenant le questionnement de la 2nde Méditation, nous avons vu comment la Méditation changeait d’orientation en se questionnant sur l’existence éventuelle du sujet. La reprise de l’hyperbole du doute faisait de « l’ego, le je » sur lequel portait l’activité du malin génie, l’unique sujet nécessaire à l’activité de ce même malin. La radicalité du malin génie transformait alors la conscience du sujet en une vérité indubitable : sans autre raisonnement, sans syllogisme, nous avons vu émerger une première certitude qui se résumait dans la formule ego sum ego existo. Contre l’hyperbole du doute, il y avait donc bien un quelque chose, le sujet conscient de lui-même, qui échappait à toutes les hypothèses et qui était certain toutes les fois où il affirmait son existence.

    Cependant, nous avons montré que la science ne pouvait pas se contenter de la certitude indéterminée de l’existence de l’ego agent. Il nous fallait établir précisément la nature de cet ego et le définir afin d’en avoir une première connaissance : avec la distinction entre la substance, les modes et les attributs intelligibles, nous avons montré que l’ego existe comme un sujet pensant, c’est-à-dire en tant qu’ego cogito. Par ces distinctions, nous avons déterminé l’ego selon son attribut essentiel, et toutes les fois où il y a de la pensée – du cogito – il y a nécessairement l’ego qui existe. Dans cette seconde étape nous rejoignons alors la formule canonique du Discours de la Méthode : Je pense donc je suis – cogito ergo sum. Ici nous avons alors deux formes de connaissance qui s’articulent entre elles : une première connaissance immédiate, sans raison, où l’évidence est à elle-même sa propre raison (je suis j’existe), et une connaissance médiate et discursive qui s’obtient sous la forme d’un syllogisme et qui fournit une raison déterminée à la certitude : je pense donc je suis; si je sais avec certitude que je suis, c’est parce que je pense et que j’ai la connaissance de cette pensée. Du sujet agent dans la première preuve, nous sommes passé au sujet pensant dans la 2nde.
    Enfin, dans un troisième temps, pour préciser le sens même de ces premières évidences et ce qu’elles impliquent pour la théorie de la connaissance, Descartes renverse l’ordre de la recherche; il part de l’expérience immédiate des corps sensible et montre la valeur fondamentale et constitutive de l’ego. Tout objet est toujours le corrélat d’une pensée certaine d’elle-même. Le fondement de l’ego est donc à la fois épistémologique – dans l’ordre de la connaissance – et ontologique dans l’ordre de l’identité des choses : l’ego est le premier objet de certitude qui échappe à toutes les formes de doute, et une fois comprise la fonction de cet ego qui pense, l’ensemble des objets présents à la conscience renvoient en première instance à l’activité et l’existence de cet ego. Tout objet est par soi dubitable parce qu’au plan ontologique, la représentation de x renvoie d’abord à l’ego qui le pense.

    Cependant, une telle conclusion n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Si tout acte de jugement renvoie – dans l’ordre de la connaissance – à la certitude de se connaître soi-même et d’être le fondement des objets, ne rencontrons-nous pas là un grand risque pour l’entreprise de connaissance qu’on s’était donnée ? En effet, si je suis certain uniquement de moi-même, et que tout acte de jugement renvoie à mon activité subjective, n’y-a-t-il pas le risque d’être seul au monde et de ne pouvoir connaître rien d’autre que sa propre activité ? Dans ce cas, ne remettrions-nous pas en cause l’idée même d’une connaissance objective ? En effet, comment pourrions-nous fonder une science si la vérité ne tient qu’à nous-même et nous renvoie toujours à ce « je » qui pense et objective. La première certitude serait ainsi par définition l’antithèse de la vérité puisqu’elle est dénuée d’autres objet que le « je » et qu’elle ne semble pouvoir se donner d’autre contenu que le fait que je suis j’existe autant de fois que je pense. Par cette première certitude, on peut se demander si nous ne nous sommes pas condamnés à être hors du monde, dans une forme de solipsisme où il n’y a aucune autre existence certaine et connaissable que la nôtre. Cette situation serait alors bien plus dangereuse que d’être condamnés à n’avoir que des opinions dans la mesure où le monde de l’opinion est en un sens un monde de partage où nous ne sommes pas condamnés à n’avoir pour vérité que notre propre existence.
    Telle est la question conclusive de la méditation 2nde ; la transcendance et le primat de la pensée condamnent-elles toute altérité à n’être que médiate, corrélat et, partant, incertaine ? La première certitude dans l’ordre du sujet pourrait ainsi signifier l’impossibilité d’une vérité en soi et universelle; la découverte du sujet nous condamnerait à une forme de relativisme bien plus grave que le règne des opinions dans lequel nous tentons tant bien que mal de défendre l’objectivité et la légitimité de nos avis. En effet, si chacun est à soi-même sa propre certitude, il y aura autant de sciences et autant de vérités que d’ego pensant, et la méditation ne ferait que ratifier, dans l’ordre de la pensée, cette formule qu’Hobbes utilisait pour décrire l’état de nature des hommes : la guerre de tous contre tous. Au terme d’une recherche qui avait pour fin de trouver l’indubitable, l’absolu, l’apodictique qui soit valide pour tous et puisse fonder la science, il y a ainsi une forme de tragique à n’être certain que de soi-même. Voilà où nous en sommes, et pourquoi la découverte de l’ego, de son essence, et de sa primauté face au monde, n’est qu’un moment de la recherche métaphysique. Une fois le fondement trouvé, il faut se demander s’il se suffit à lui-même dans une recherche de la vérité… En somme, savoir si la certitude de soi et de sa pensée pourra faire office de principe pour la science.

Tableau de Ralph Hedley de 1895. Cette huile sur toile reflète le problème de la perception de soi et du monde. Percevoir le monde, c'est toujours le moi qui regarde le monde et qui prend conscience de lui-même en tant que sujet qui perçoit. Sur le tableau, on voit le peintre se percevant lui-même dans le miroir et c'est cette perception de soi qui constitue le sujet du tableau.
"Et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais."
Descartes
Discours de la Méthode, 4eme partie

¹ Je dois cette expression à Claire Schwartz.
² Pour l’origine linguistique de ce problème, voir l’usage du verbe γὶγνεσθαι-devenir chez Aristote, Physique, I.7., 190a13-190b10.
³ Dans ses Réponses aux cinquièmes objections Descartes écrit : « Enfin, vous m’arguez ici en passant de ce que, n’ayant rien admis en moi que l’esprit, je parle néanmoins de la cire que je vois et que je touche, ce qui toutefois ne peut se faire sans yeux ni mains ; mais vous avez dû remarquer que j’ai expressément averti qu’il ne s’agissait pas ici de la vue ou du toucher, qui se font par l’entremise des organes corporels, mais de la seule pensée de voir et de toucher, qui n’a pas besoin de ces organes, comme nous expérimentons toutes les nuits dans nos songes… »
⁴ À proprement parler, l’exemple de la cire et l’exemple des hommes perçus au loin n’ont pas le même statut. Dans un cas il s’agit de juger d’un corps, dans l’autre de juger d’une res cogitans à partir de l’expérience des corps. Cependant, la différence de statut des deux objets répond à la même préoccupation dans l’ordre de la métaphysique : montrer que l’identité de l’objet jugé tient au sujet qui la juge. Ceci permet en outre de ne pas commettre l’erreur de croire que c’est en tant que chose étendue que le morceau de cire est conçu. Comme l’écrit J.-L. Marion « Cette expérience de pensée et de la pensée s’impose avec une admirable netteté. Du moins si l’on évite un contresens aussi surprenant que largement admis : assumer qu’il s’agirait ici, au lieu d’un sensible particulier et concret, du concept de la res extensa, qui surgirait dès maintenant « indubitable » par « surcroît inattendu » de certitude, contredisant l’ordre des raisons et anticipant sur les deux dernières méditations, comme si Descartes s’oubliant lui-même, établissait trop tôt « la condition de notre connaissance des choses matérielles » et affirmant ici sans preuve « que la nature de ces choses n’est en soi que l’étendue. » Jamais le morceau de cire ne permet d’établir l’essence intelligible de la cire, mais il permet simplement d’établir l’essence rationnelle de tout jugement que nous portons sur celle-ci. Voir Marion, J.-L., « Méditation seconde », dans D. Arbib (éd.), Les Méditations Métaphysiques, Objections et Réponses de Descartes. Un commentaire, Paris, Vrin, 2019, p.103-104.
⁵ Seulement, l’argument porte moins sur l’humanité des hommes que sur le primat de notre pensée constituante, et même dans le cas d’une pensée de l’intersubjectivité telle qu’on la trouve dans les Méditations cartésiennes du philosophe Husserl, c’est toujours la conscience qui constitue l’alter ego comme tel.
⁶ Descartes explique cette relation médiate que nous avons aux hommes dans la Cinquième partie du Discours de la Méthode : « Et je m’étais particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure d’un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux : au lieu que s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elle ne pourrait user de paroles ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes […] mais non pas qu’elle les arrange diversement, pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux, qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes : car au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière : d’où il vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir. »
⁷ Voir E. Husserl, Méditations Cartésiennes, Vème Méditation, Trad. Levinas, Paris, Vrin.
⁸ Ici il faut prendre l’implicite au sens littéral : la notion de ce corps que je juge implique en elle, en tant que corrélat de la pensée, ma propre existence. J.-L Marion résume ce point : « Même un acte de cogitatio manqué ne manque pas de m’assurer de mon existence en tant qu’activement cogitans. » Marion, J.-L., « Méditation seconde », dans D. Arbib (éd.), Les Méditation Métaphysique, Objections et Réponses de Descartes. Un commentaire, Paris, Vrin, 2019, p. 105.
⁹ J.-L., Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Op. Cit., p.391.

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    A la suite de l'article sur la noblesse et celui sur le clergé, il s’agit désormais, dans cette troisième partie, de regarder le Tiers-Etat. Cet ordre qui comprend l’écrasante majorité de la population française d’Ancien Régime est de loin le plus hétérogène et le plus complexe. Sa présentation sera par conséquent plus longue que celle des ordres privilégiés. Il convient de s'y attarder afin de bien comprendre également pourquoi cet ordre va jouer un rôle si décisif durant la révolution. En raison de la densité du propos, nous diviserons cette troisième partie en quatre sous-parties.
     Dans la première, il sera question de l’histoire du Tiers, à travers celle des villes et de ses membres originels, les bourgeois. Les trois autres sous-parties seront l’occasion de passer en revue les divers éléments sociodémographiques qui constituent le Tiers-Etat. Nous commencerons alors par la cime, celle où l’on trouve grands bourgeois d’affaires et gens de finance, et nous terminerons par ceux qui travaillent le sol et vivent dans cette “réalité rugueuse à étreindre” évoquée puissamment par Rimbaud dans sa saison en enfer, qui ne sont autre que les paysans.

Au commencement du Tiers était la bourgeoisie urbaine

    Le troisième ordre est le plus récent des trois. Nous avions dit qu’il ne comprenait originellement que les bourgeois des villes auxquelles le pouvoir royal avait accordé des chartes de franchises. Les roturiers proprement dit, parmi lesquels se trouve la paysannerie, pénètrent dans le Tiers Etat en 1484, date à laquelle ils participent, pour la première fois, à l’élection des députés de l’ordre. Ainsi, le Tiers État est devenu l’ordre de la majeure partie des sujets du royaume : sur les 27,6 millions d’habitants que compte la France en 1789, ce qui en fait alors le pays le plus peuplé d’Europe occidentale, environ 26 millions appartiennent au Tiers Etat. Mais avant que le Tiers ne soit l’ordre du plus grand nombre, il était originellement celui des bourgeois. Nous avions rapidement évoqué leur origine dans la première partie. Nous avions alors vu que leur insertion dans la société était étroitement liée à celle de l’essor urbain commencé au XIe siècle en Europe. Il convient ici de faire un important détour historique afin de bien saisir, dans ses grandes lignes, cette évolution.

La renaissance urbaine du Moyen Âge

    La croissance urbaine qui débute en Europe occidentale à partir du XIe siècle va lentement et progressivement bouleverser les structures de l’économie traditionnelle d'Ancien Régime, qui était essentiellement agricole. Cet essor fut précédé par une série de progrès cruciaux. Vers l’an mil s’ouvre en Europe une période de grands défrichements menée par les pouvoirs seigneuriaux, ecclésiastiques et royaux, qui vont aboutir à une extension considérable des surfaces cultivables. Le continent bénéficia en outre, sur une longue durée, d’une amélioration des conditions climatiques, permettant ainsi une augmentation notable et continue de la production agricole, elle-même renforcée au même moment par des avancées importantes réalisées dans l’outillage et dans les techniques. L’Europe va alors connaître une hausse démographique remarquable. Tous ces éléments vont favoriser l’essor urbain, lui-même lié au décollage économique du Moyen Âge central. Jean Favier résume fort bien cette évolution :

Au XIe siècle, ces nouveaux défrichements, qui se traduisent dans le paysage par une multiplication des habitats ruraux, offrent au commerce quelques surplus de production. La campagne peut commencer de nourrir les citadins qui ne produisent pas de nourriture, lesquels peuvent produire les biens les plus divers pour un marché plus large que celui de la ville même. Conséquence de la croissance du pouvoir d’achat du paysan et de sa capacité de production céréalière, l’amélioration d’un outillage agricole où l’outil de fer prend une place nouvelle - liée à celle des façons culturales comme la traction hippique ou la rotation des cultures - tient directement à ce développement de la production citadine. Constatée d’abord en Italie du Nord, cette reprise du fait urbain est patente au XIIe siècle dans ces régions d’entre Loire et Rhin…¹ 

    Jean Favier explique dans ce propos que l'amélioration des rendements agricoles et la hausse démographique sont les deux facteurs principaux ayant permis l'essor des villes. C’est à partir du XIIe siècle que celles-ci se multiplient progressivement à travers toute l'Europe occidentale et qu'elles commencent à s’organiser, pour ainsi dire, en pouvoirs municipaux. Encore à la fin du siècle précédent, elles ressemblaient le plus souvent à de petites communautés urbaines dominées par un seigneur territorial. Elles vont commencer à obtenir leur autonomie par deux moyens principaux : soit par des conflits violents avec le seigneur afin de s’arracher de sa tutelle - ce fut par exemple le cas, entre 1110 et 1114, de la formation de la commune de Laon; soit par l’octroi de la part du pouvoir royal d’une charte de privilèges ou de coutumes qui a pour effet de garantir l’autonomie politique et territoriale de la ville. Il s’agit là d’un document juridique officiel, sous forme de parchemin, à valeur perpétuelle, dans lequel sont consignées les modalités de la gestion de la ville, de l’exercice et de la forme de son pouvoir, ainsi que des exemptions de taxes censées favoriser le commerce et l’échange. Ce sont les franchises et libertés, qui sont bien souvent au départ une coutume orale que l’on met ensuite par écrit. Ce recours à l’écrit est très fortement lié à l'essor urbain. Il se systématise lentement à partir du XIe et gagne significativement en importance entre les XIIe et XIVe siècles, au point qu'il devient le médium essentiel dans l’établissement et la régulation des relations de pouvoir. Les historiens ont parlé, pour décrire cette période, de "révolution de l'écrit". Elle accompagne toute une série d'évolutions, dont l'une des plus notables étant la redécouverte du droit romain qui bénéficie de l'expansion des écoles au XIIe siècle et surtout de la création des universités au siècle suivant. Cette révolution scripturale participe également - via la systématisation des écrits administratifs et les pratiques d'archivage qui se complexifient progressivement - à la construction et la consolidation des pouvoirs seigneuriaux, ecclésiastiques et municipaux ainsi qu'à la proto-bureaucratisation du pouvoir royal. 
    L’expansion urbaine commence d’abord en Italie comme l’indiquait précédemment Jean Favier, puis se diffuse dans la France méridionale dans les années 1130. Les villes autonomes se généralisent dans le sud de la Loire à partir de la seconde moitié du XIIe siècle. Dans la France du Nord, elles se développent sensiblement au même moment, avec un modèle municipal qui est, de même qu’en Angleterre, celui des guildes. Les guildes sont des associations professionnelles, notamment de marchands, qui vont servir de matrice à l’expérience communale. Elles figurent parmi les premières formes d’organisation des bourgeoisies urbaines. Alain Derville a étudié la formation de la commune de Saint-Omer et il nous montre que celle-ci est essentiellement composée, dans les années 1070-1080, de bourgeois et de chanoines réunis dans une confrérie de paix². La plupart des communes en France du Nord se constituent alors dans le sillage de la Paix de Dieu. Il s'agit là d'un mouvement spirituel et social qui se développe aux Xe-XIe siècles, organisé par l’Eglise et largement soutenu par le pouvoir royal, qui eut pour but de tempérer et de canaliser, pour ne pas dire civiliser, la violence des seigneurs et des chevaliers. Ce processus d’adoucissement et de contrôle des pulsions belliqueuses des seigneurs - que le grand sociologue allemand Norbert Elias étudia attentivement dans La dynamique de l'Occident, ouvrage publié en 1933 et qui figure parmi les plus célèbres de toute la sociologie - va connaître un autre tournant un peu plus tard avec le développement de la poésie courtoise. Les rois capétiens favorisent la formation des communes dans leur domaine royal. Louis XII confirme notamment toute une série de chartes de franchises, dont une en 1155 aux bourgeois de Lorris dans le Gâtinais. Avec l’expansion urbaine, on assiste à l'émergence de la bourgeoisie, dont le statut varie selon les lieux, mais dont le rôle social et économique ne cesse de gagner en importance au fil du temps.

La genèse de la bourgeoisie

    Etymologiquement, le terme bourgeois désigne les habitants du bourg ou noyau urbain. Les bourgeois sont originellement les habitants des villes, que l'on appelle également à certains endroits, comme en Italie par exemple, les citoyens (civis). En France, le terme apparaît vraisemblablement, selon Jean Favier, au XIIe siècle. L’historienne Simone Roux suggère, quant à elle, plutôt la fin du XIe siècle. On le trouve employé par les agents du pouvoir royal en 1141. Il se précise quelque peu au temps du roi Philippe Auguste : le chroniqueur Rigord, en 1186, écrit que le roi “convoqua les bourgeois” afin de leur faire part de sa décision de faire paver les rues de Paris pour y faciliter la circulation et éradiquer la boue. Nous avions évoqué par ailleurs lors de la première partie de notre étude que dans son testament de 1190, Philippe Auguste usa de l’expression “nos bourgeois”. L’idée que l’on se fait d'eux s’affine au XIIIe siècle, comme en témoigne le Livre des métiers du prévôt Etienne Boileau, dans lequel il les assimile aux maîtres des métiers organisés dans le cadre des corporations. “Le bourgeois, écrit Jean Favier dans son étude sur la bourgeoisie parisienne médiévale, est donc avant tout un homme installé, indépendant, domicilié.³" En 1287, un texte juridique précise les conditions d’accès à la bourgeoisie dans la ville de Paris. Alors, l’appellation devient une qualification sociale. Si le noble exige qu’on l’appelle “chevalier”, le bourgeois quant à lui aime à s’appeler “marchand”, “drapier” ou encore “changeur”, selon la profession qu’il exerce. Mais comme le dit si bien Jean Favier, que le bourgeois soit drapier ou marchand, il est important pour lui, aussi bien dans son métier que dans sa notoriété sociale, d’être distingué du fripier ou du boucher. Il y a alors un certain orgueil social qui se manifeste très tôt au sein de la bourgeoisie. Au XIVe siècle, les bourgeois de Paris se reconnaissent clairement comme tels, en tant qu’ils résident à Paris et y sont propriétaires depuis plus d’un an et un jour, mais la seule résidence ne saurait suffire. Encore doivent-ils s’engager par serment à s’acquitter de certains devoirs, notamment le guet et la garde au sein de la milice urbaine, ce qui se fait dans bien d’autres villes. Les bourgeois doivent également payer des contributions servant au bon fonctionnement de leur ville. Ils prennent donc une part active à la vie de la cité. Cela montre également qu’il ne s'agit pas là d'individus privilégiés, car les membres du haut clergé et les quelques nobles qui vivent en ville sont exemptés, eux, de tels devoirs et ces derniers n'exercent généralement pas d’emploi, méprisant du reste tout à fait, en tant qu’aristocrates, le travail. Les bourgeois subissent ainsi la distance sociale qui les sépare des nobles, de la même façon qu’ils mettent un grand soin à établir la plus grande distance possible entre eux et les couches populaires. Cet entre-deux dans lequel vit le bourgeois est favorisé par le fait qu'il "échappe aussi bien aux règles de la société chevaleresque qu’à celles du monde paysan.⁴” Rapidement donc, les bourgeois vont se distinguer, au sein de leurs métiers, des travailleurs sous leurs ordres, si bien qu’au bout d’un certain temps, l’épithète bourgeois suffit à qualifier son homme, indépendamment de la profession qu’il exerce. Alors, dès la fin du Moyen Âge, la “bourgeoisie est devenue une classe supérieure de la société économique. Elle sera vite une élite citadine, et plus ne sera besoin d’appartenir à un métier.⁵" Jean Favier montre qu’au XVe siècle les individus ont une vision assez nette de la place qu’occupent les bourgeois dans le monde urbain. La grande poétesse Christine de Pizan assimile les bourgeois aux marchands aisés, tandis que les “gens de métier” désignent pour elle les petits artisans et les compagnons. Ainsi dit-elle dans son Livre du corps de policie composé entre 1399 et 1407 qu’en “la communauté du peuple sont compris trois états, c’est à savoir par espécial en la cité de Paris et aussi en autres cités, le clergé, les bourgeois et marchands, et puis le commun comme gens de métier et laboureurs.⁶" De tels propos montrent bien que sur les plans économique et politique, les bourgeois, ces propriétaires auxquels on reconnaît certains droits, constituent désormais une sorte d'élite protéiforme, essentiellement marchande, que l'on appelle dans plusieurs cités les "patriciens", terme qui renvoie aux anciennes élites romaines. C’est véritablement à partir du XVIe siècle que l’importance économique de la bourgeoisie des grandes villes va commencer à devenir tout à fait prégnante, inaugurant une phase de capitalisme marchand et manufacturier. Cette montée en puissance de la bourgeoisie fut le corollaire de la décomposition progressive de l’économie féodale, qui se déroulait dans le cadre du système seigneurial et domanial.

Montée en puissance économique de la bourgeoisie

    L’organisation de la production féodale, nous l’avons vu quand il s’agissait de décrire les droits féodaux des nobles au XVIIIe siècle, consistait en la perception de droits et de prélèvements sur les paysans ainsi qu’en une extorsion d’une partie de leur travail, principalement sous forme de corvées, au profit du seigneur. Ce lent déclin de la société féodale s’effectue progressivement pour plusieurs raisons :
  • la mutation de la rente en travail en une rente en nature ou en argent, grâce au développement du travail libre et de formes de propriétés paysannes qui ont pu se développer grâce à la fin du servage dans la majeure partie du royaume (nous y reviendrons dans la quatrième sous-partie). La rente en argent, nous l’avons vu, ne fera qu’affaiblir la valeur réelle des droits féodaux des seigneurs au cours d’un XVIIIe siècle de constante inflation où l’on voit le pouvoir d’achat de l’argent s'affaiblir continuellement;
  • la reprise du commerce dû à l’essor urbain, qui se diversifie avec la réactivation de l’artisanat dans le cadre des corporations. Cette reprise du commerce profite notamment de la diversification et de l’amélioration des voies de communication ou encore du dynamisme des foires commerciales, etc.;
  • la formation d’une bourgeoisie commerçante, dont le poids économique va aller en augmentant grâce à son insertion dans le commerce colonial et mondial et dans la production manufacturière, pour devenir au XVIIIe siècle une concurrente sérieuse qui menace le prestige économique et social de l’aristocratie féodale.
    C’est du reste dans ce bouleversement progressif de l’économie féodale, qui continuera cependant de fonctionner jusqu’en 1789, que va s’enraciner la formation du capitalisme marchand. La bourgeoisie va bénéficier d’une nouvelle série de progrès, à laquelle elle participe activement du reste, durant la seconde moitié du XVe siècle :
  • l’invention de l’imprimerie;
  • les progrès de la métallurgie;
  • l’emploi de la houille blanche et l’utilisation des chariots dans les mines;
  • une forte progression de la production de métaux et de textiles;
  • la fabrication et l'utilisation des premiers canons et armes à feu;
  • l'amélioration de la construction des caravelles et des techniques de navigation, ce qui permet l’ouverture de nouvelles routes maritimes et préfigure les grandes aventures coloniales à venir.⁷
    Entre la seconde moitié du XVe et la première moitié du XVIe siècle, essentiellement grâce à l'action des bourgeoisies européennes, des capitaux de plus en plus importants sont générés, des marchandises sont disponibles en plus grande abondance, des vaisseaux et des armes permettent à l’aventure coloniale de s’accélérer, avec tout ce qu’elle comprend d’esclavagisme et de pillage des richesses d’Amérique et d’ailleurs. On assiste alors à une accumulation effective des moyens qui permettront l’essor du commerce, des grandes découvertes et des conquêtes. Le XVIIe siècle sera celui de la confirmation de la montée en puissance de ces bourgeoisies européennes, principalement celles de Hollande, d’Angleterre et de France, lesquelles vont accélérer le déclin du grand empire d'Espagne.
    La bourgeoisie française, en ce XVIIe siècle, participe activement, ainsi que nous l’avions évoqué rapidement lors de la première partie, à la complexification de l’Etat monarchique, en s’alliant au pouvoir royal face à une noblesse encore puissante mais qui commence déjà à amorcer sa longue descente. La bourgeoisie est alors littéralement fascinée par l’Etat royal. Elle recherche ardemment les offices qu’il propose, particulièrement ceux de la finance, de la justice et de la haute administration. En face, le pouvoir royal profite de l'aubaine et multiplie la vente de ces offices afin d'augmenter ses rentrées fiscales. Assimilés à un personnel qualifié et plus docile que la noblesse, ces bourgeois aspirent à vivre noblement, et les charges qu'ils achètent leur permettent d'être anoblis. Sans surprise, ils sont rejetés par l'aristocratie. Un siècle plus tard, à la veille de la Révolution, ce fossé s'est inexorablement creusé au point de devenir infranchissable. Les bourgeois sont de plus en plus puissants sur le plan économique, mais ils sont parallèlement de plus en plus exclus des hautes charges de l’Etat, depuis que la noblesse est revenue sur le devant de la scène sous Louis XV et plus encore sous Louis XVI.

La formation & l’affirmation du Tiers État


    Le Tiers État va se former précisément avec l’essor urbain et le phénomène des villes libres et autonomes que l'on vient d'aborder plus haut. Ayant reçu leur autonomie du pouvoir royal, elles deviennent un élément, quelque peu unique en soi, de la hiérarchie féodale. Les villes vont se choisir des représentants, élus essentiellement par les bourgeois, qui seront éventuellement convoqués par le pouvoir royal lors des états provinciaux, dans une visée, au départ, purement consultative.
    En 1302 le roi Philippe IV le Bel convoque les représentants de plusieurs villes à se rendre à une réunion qui marque en quelque sorte la création des Etats généraux du royaume. Nous étudierons leur fonctionnement lorsqu’il sera question de ceux de 1789, qui constitueront le premier acte, si l'on veut, de la Révolution. Philippe le Bel fait donc accéder les villes à un statut qu’elles n’avaient encore jamais connu auparavant. Il s’agissait pour lui de s’assurer de leur soutien dans le conflit qui l’opposait alors à la papauté; et il visait par ailleurs un autre dessein : soumettre le clergé à sa volonté. Ce roi, qui est peut-être l'un des plus habiles tacticiens de l'histoire politique médiévale, ne sera pas déçu, car les villes vont effectivement le soutenir. En contrepartie, il garantit aux représentants des villes, à savoir les bourgeois, la “souveraine franchise” du royaume. C’est là une configuration qui se répétera bien des fois, notamment de manière éclatante sous le règne du non moins habile Louis XI, à savoir l’alliance stratégique entre le “Trône et le Tiers” contre le clergé ou contre la noblesse. Le Tiers commence donc, à partir du XIVe siècle, à s'insérer progressivement dans la vie politique du royaume.
    Durant la guerre de Cent Ans (1337-1453), le pouvoir monarchique est embourbé dans une crise extrême qui semble ne pas vouloir s'arrêter. Il lui faut l’appui de tous les éléments du royaume afin de résister aux envahisseurs anglais. On réunit les Etats généraux et tous les sujets sont conviés à envoyer leur députation, dont le Tiers. C'est à ceux de 1355, qui ne réunissent alors que le nord du royaume, que le troisième ordre va s’affirmer politiquement, notamment à travers la figure de certains leaders parisiens, dont Etienne Marcel, qui était alors prévôt des marchands de Paris, titre qui équivaut en quelque sorte de nos jours à celui de maire de la ville. Etienne Marcel sera délégué du Tiers Etat aux Etats généraux encore les deux années suivantes, 1356 et 1357. Les bourgeois vont tirer profit de la situation délicate du pouvoir royal à ce moment du conflit contre le royaume d'Angleterre. Le roi de France, qui est alors Jean le Bon, a grandement besoin de fonds pour soutenir la lutte. C’est du reste une catastrophe lorsqu’il est fait prisonnier par les Anglais en 1356 à Poitiers. La rançon exigée par les ennemis pour restituer le roi s'élève à des montants considérables. Les bourgeois acceptent de participer activement à sa libération et ils demandent, en échange d’une importante contribution financière de leur part, l’admission des représentants du Tiers au Conseil royal, c'est-à-dire le gouvernement royal lui-même. Seulement, les ordres privilégiés refusent d’accéder aux demandes des bourgeois parisiens. S’ensuit alors un conflit ouvert entre les bourgeois et le pouvoir royal, opposant notamment Etienne Marcel au dauphin, le futur roi Charles V. Etienne Marcel est assassiné en 1358 et l’on obtient un retour à l’ordre. Mais ce conflit est très important en cela qu'il marque l’avènement pour ainsi dire politique du Tiers dans les affaires du royaume. La question des impôts, qui va demeurer problématique jusqu’en 1789, va demeurer l’une des revendications les plus affirmées du Tiers Etat.

Un ordre dominé par une bourgeoisie qui tend à s’affirmer

    Le Tiers est l’ordre bourgeois par excellence. Il est profondément marqué par la domination de la bourgeoisie, et il le restera jusqu’à la fin. Pour autant, le Tiers n'est en aucun cas homogène d'un point de vue social, et il constitue une catégorie unifiée seulement sur le plan juridique. Cette hétérogénéité s'explique par le fait que le Tiers est structuré en une hiérarchie complexe, basée essentiellement sur la dignité professionnelle (nous aurons tout le loisir de décrire cela au gré des 3 prochaines sous-parties). Les Etats généraux et provinciaux constituent des événements importants pour le Tiers car ce sont des assemblées qui lui confèrent une existence politique. Si ses représentants sont au départ uniquement des bourgeois, il se produit un tournant en 1484, lors des Etats généraux réunis à Tours. Le monde paysan se voit reconnaître le droit d'élire une députation, ce qui marque son accession au Tiers, lequel devient ainsi l'ordre de la majeure partie de la population du royaume. Cependant, malgré la représentation paysanne, le Tiers demeure dans une très large mesure représenté par la bourgeoisie : aux Etats généraux de 1614, par exemple, la majorité des députés du Tiers sont des bourgeois aisés, des officiers royaux et des hommes appartenant aux métiers de la magistrature. Le problème essentiel qui se pose pour cet ordre lors des Etats provinciaux et généraux, c'est le fait qu'il s'agit là d'assemblées dominées par l'aristocratie, car on y vote par ordre et non par tête. Si les députés votaient par tête, le Tiers se trouverait alors en majorité, mais le vote par ordre confère aux ordres privilégiés la majorité et donc une continuelle primauté sur le Tiers. Les ordres privilégiés empêchent constamment, lors de ces assemblées, quelque réforme fiscale qui pourrait porter atteinte à leurs privilèges, reléguant ainsi le Tiers à l'impuissance. Le problème du vote par ordre ou par tête sera crucial en 1789, comme nous le verrons. 
    Le Tiers va jouer un rôle politique de plus en plus important à partir du XVIe siècle. En plus de défendre les intérêts des villes d’un point de vue fiscal et ceux de la bourgeoisie, il s’agira pour lui également de participer à l’évolution de la législation royale et par là même à la construction de l’Etat monarchique. Les grandes ordonnances prises par le pouvoir en 1561, en 1566 et en 1579 sont basées en partie sur les doléances du Tiers émises lors des états d’Orléans et ceux de Blois. Les députés du Tiers participent activement, depuis 1484, à la rédaction de textes législatifs ainsi qu’à la révision des coutumes. Le Tiers État défend donc durant plusieurs siècles l’ordre monarchique et c'est à ce titre qu'il entend participer à sa consolidation, tendance qui ne cessera véritablement qu’à la fin du XVIIIe siècle avec la révolution. 
    Le pouvoir royal se sert du Tiers, ou plus précisément de la bourgeoisie, pour abaisser les prétentions et réduire le pouvoir des ordres privilégiés que sont le clergé et la noblesse. Cette configuration va nettement s’affirmer lors des Etats généraux de 1614, dont il convient de présenter quelque peu le contexte. Ils se tinrent quatre années après l'assassinat du roi Henri IV par François Ravaillac survenu le 14 mai 1610. C'est alors un moment de grande difficulté pour le pouvoir royal. Marie de Médicis, la mère du jeune roi Louis XIII, assure le Conseil de Régence. Elle se trouve alors pour ainsi dire aux commandes de l'Etat. Elle n'est guère bien vue dans le royaume, surtout en raison de son comportement, et ses origines italiennes n'arrangent nullement les choses. Elle décide d'écarter le duc de Sully des affaires - qui était le principal conseiller du roi défunt Henri IV -, et entend associer à son pouvoir sa sœur de lait, Leonora Dori, ainsi que le mari de cette dernière, Concino Concini, tous deux Italiens comme elle. Marie de Médicis fera de son favori Concini un marquis, et elle ira même jusqu'à l'élever au rang de maréchal et d'amiral, bien que celui-ci n'ait jamais exercé le métier des armes ni même assuré le commandement d'un navire. On accuse le clan Médicis-Concini de se servir allègrement dans le Trésor et on reproche également à la Régente ses dépenses extravagantes. Elle s'adonne passionnément à l'astrologie mais cela n'est pas tellement le problème. Le souci réside plutôt dans le fait qu'elle raffole de bijoux. Elle se lance du reste dans un mécénat des plus ruineux, en commandant maintes œuvres d'art, notamment les tableaux de Rubens. La mère Régente se fait même construire, en 1624, le fameux palais du Luxembourg. Elle et son favori accumulent contre eux des haines inexpiables qui émanent de tous les rangs de la société. Le point de rupture est atteint lorsqu'elle projette de marier le jeune roi, alors âgé de 13 ans, à une infante d'Espagne (titre donné aux filles du roi espagnol), ce qui va à l'encontre des intérêts du prince de Condé, qui est protestant, car cela renforcerait le pouvoir de la maison rivale, la famille Guise. Alors, Condé décide de retirer ses troupes des places fortes situées aux frontières et laisse ainsi le royaume sans défense. Le gouvernement royal assemble ses forces armées et se prépare à un conflit ouvert avec le Condé mais, au dernier moment, on finit par trouver une entente, laquelle contient notamment la promesse d'une réunion des Etats généraux. Ceux-ci comprennent une députation composée de 140 membres du clergé, parmi lesquels se trouve le futur cardinal de Richelieu, celui qui deviendra plus tard le grand homme d'Etat qui assumera le pouvoir sous Louis XIII; 132 représentants de l'aristocratie et 192 députés du Tiers qui sont en très grande majorité de riches bourgeois, des officiers de justice et des parlementaires. Les grands princes du sang tentent de manipuler les Etats généraux en leur faveur et le pouvoir royal, afin de rabaisser leurs prétentions, cherche à s'appuyer sur le Tiers, procédé stratégique que nous avons évoqué précédemment. Pour ce faire, il formule de vagues promesses de réformes fiscales. Mais surtout, ce qui nous intéresse ici, c'est l'affirmation marquée de la bourgeoisie lors de ces fameux états de 1614. Celle-ci, tirant orgueil de sa réussite économique et sociale, affiche désormais son hostilité politique envers une noblesse renfermée sur elle-même. Seulement, comme nous l'avons dit, cette opposition politique est complexe, et elle n’empêche nullement la fascination que la bourgeoisie éprouve à l'égard de la noblesse. Pourtant, lors des réunions de l'assemblée de 1614, les représentants les plus actifs de la bourgeoisie osent désormais vanter leurs mérites face à des aristocrates hautains et sûrs d’eux-mêmes. Le lieutenant général d’Auvergne, un certain Savaron, affirma devant le roi que le Tiers État avait bien plus de capacités et de compétences et donc d’utilité sociale que la noblesse qui n’a pour elle que le seul prestige de la naissance. S’esquisse déjà ici ce qui s’affirmera pleinement durant le siècle des Lumières, à savoir la substitution progressive des valeurs fondées sur l’hérédité et la naissance à des valeurs centrées sur le travail, l’utilité, le talent, le mérite et la valorisation du progrès par les sciences et les arts, valeurs suprêmement bourgeoises qui vont irradier dans les pages de l’Encyclopédie et celles des Voltaire, Diderot, d'Holbach ou bien d'Alembert. Si le Tiers est resté dans l’impuissance politique lors de ces états de 1614, ses bourgeois ont tout de même su se mesurer aux nobles.
    Il n’y aura plus de convocation des états généraux jusqu’en 1789. La bourgeoisie, qui ne peut donc plus s’exprimer politiquement, continue de gagner en puissance économique, et ses griefs envers la noblesse s'aiguisent à mesure que cette dernière monopolise les honneurs et les dignités au sein de l’Etat et de l’armée, sous Louis XV et sous Louis XVI. Alors, l’opposition politique et sociale va rester larvée, avec des tensions plus ou moins fortes selon les moments, avant de devenir franchement et définitivement ouverte en 1789.
    Nous allons désormais regarder, le long des 3 sous-parties à venir, les composantes sociologiques du Tiers telles qu’elles se présentent à l’aube de la révolution.

Une foire franche à Gand au Moyen Âge, par Félix de Vigne, 1862. Devant, des bourgeois entretiennent des conversations devant des stands marchands. La foire est surveillée par des gardes à droite. Parmi les marchands, on aperçoit des orientaux, notamment à gauche, que l'on reconnait par leurs vêtements et leurs turbans. Tout au fond, on voit la cathédrale de la ville de Gand ainsi que des grands immeubles.
"Qui oserait dire que le Tiers Etat n'a pas en lui tout ce qu'il faut pour former une nation complète ? Il est l'homme fort et robuste dont un bras est encore enchaîné. Si l'on ôtait l'ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi, qu'est-ce que le Tiers Etat ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l'ordre privilégié ? Tout, mais un tout libre et florissant."
Emmanuel-Joseph Sieyès

¹ Jean Favier, Le Bourgeois de Paris au Moyen Âge, Paris, Tallandier, 2015, p.35.
² Alain Derville, Saint-Omer des origines au XIVe siècle, Lille, Presses universitaires de Lille, 1995.
³ Jean Favier, op.cit., p.18.
⁴ Jean Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaires au Moyen Âge, Paris, Fayard, 1987, rééd. 2019, p.99.
⁵ Jean Favier, Le Bourgeois…, p.20.
⁶ Christine de Pizan, Livre du corps de Policie, cité in Jean Favier, op.cit., p.22.
⁷ Michel Beaud, Histoire du capitalisme, 1500-2010, Paris, ed. Points, 2010 (6e éd.), pp.28-29.
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   Dans le précédent article de cette étude sur les structures de la société d’Ancien Régime à la veille de 1789, il était essentiellement question de la noblesse. Nous allons désormais nous intéresser ici au clergé. Il s'agira alors de présenter le Tiers-État dans une troisième partie et enfin l’Etat monarchique, tel qu'il est constitué et tel qu'il fonctionne en ses ultimes instants, dans une quatrième partie.


Le premier ordre du royaume

    Le clergé, nous l’avions vu dans la partie précédente, est le premier ordre de la société, en tant qu'il est le plus ancien et qu'il est le pilier idéologique et religieux du pouvoir royal. Il fait partie, avec la noblesse, des ordres privilégiés. Il se compose, pour reprendre le terme d’Adalbéron de Laon, des oratores, ceux qui prient. Le clergé rassemble donc les membres et les institutions de l’Eglise catholique, le culte protestant n'ayant plus d'existence en France, sur le plan officiel du moins, depuis 1685. Le rôle du clergé est essentiel dans cette société d’Ancien Régime qui est un royaume chrétien et qui est gouverné par un roi que l’on dit élu de Dieu.
    A l’aube de la Révolution le clergé est gros d’environ 120 000 individus. Sa réalité est fort complexe, mais nous allons en simplifier la présentation en la schématisant au maximum. Nous avons le clergé séculier, composé d'environ 60 000 membres “vivant dans le siècle”, c’est-à-dire en contact avec la société des laïcs (individus ne faisant pas partie du clergé). On y trouve les évêques, les prêtres, les curés… Nous avons également le clergé régulier, composé d’individus vivant à l’écart du monde et suivant une règle de vie dans des monastères. Appartiennent au clergé régulier les moines, les religieuses, les abbés… Nous avons également le haut clergé et le bas clergé, dont il sera question un peu plus loin.
    En tant que premier ordre du royaume, le clergé jouissait de privilèges importants, politique, judiciaire ou encore fiscaux. L'Église avait une très grande puissance économique, qui reposait en grande partie sur la gestion de nombreuses propriétés foncières dans tout le royaume et sur la perception de la dîme, l’impôt ecclésiastique que nous allons bientôt présenter. La propriété foncière de l’Eglise est aussi bien urbaine que rurale. Dans les villes, le clergé possède de nombreux biens immobiliers. Nous avions vu rapidement dans la partie précédente que la France connaissait au XVIIIe siècle une longue et continuelle inflation. Celle-ci profita beaucoup au clergé, car les loyers de ses immeubles augmentèrent en conséquence, et leur valeur, toujours grâce à l'inflation, alla même jusqu’à doubler au cours du siècle. Si la propriété urbaine du clergé est importante, sa propriété rurale l’est encore plus, sa valeur ayant été estimée par le fameux chimiste Antoine Lavoisier, qui fut par ailleurs économiste, à près de 3 milliards de livres. Michel Vovelle nous a renseigné sur les biens-fonds du chapitre cathédral de Chartres et les chiffres qu'il nous donne parlent d'eux-mêmes. Après la vente des biens nationaux en 1791 (évènement que nous étudierons plus tard), les biens de ce chapitre atteignirent 3,5 millions de livres. La propriété rurale non bâtie du chapitre formait l'essentiel de ses biens fonciers dont la superficie était de 6726 hectares. Sa valeur était de 2 859 868 livres et représentait alors 80% du capital. Les biens du chapitre s'étendaient en Beauce, entre Chartres et Orléans; et la taille moyenne de ses fermes variait entre 40 et 80 hectares, les plus vastes dépassant les 100 hectares¹. Le chapitre cathédral de Chartres était alors richissime. La propriété ecclésiastique est inégalement répartie selon les régions. Elle représente peut-être, à la fin du XVIIIe siècle, quelque chose comme 10% du sol national. C’est un chiffre élevé si l’on tient compte du fait que le clergé est faible sur le plan numérique. 

Les revenus du clergé

    Les revenus du clergé, nous l'avons dit précédemment, ont deux sources principales, les terres et l’impôt. Concernant les revenus annuels que le clergé tirait de ses terres, Voltaire les estimait à environ 90 millions de livres. Mais le banquier suisse Jacques Necker, personnage important dont nous reparlerons longuement dans les prochains articles, porta ce chiffre, lorsqu’il était directeur général des Finances de Louis XVI, à 130 millions de livres, ce qui est certainement plus proche de la réalité². De tels chiffres ne signifient rien pour nous autres individus du XXIe siècle, mais il faut se figurer qu'il s'agit là, rapportés à l'économie de l'époque, de montants tout à fait considérables, dont l'équivalent aujourd'hui pourrait vraisemblablement correspondre à plusieurs centaines de millions d'euros, voire de milliards. 
    Le clergé soumettait la société à un impôt particulier, la dîme. Celle-ci est constituée d’une portion déterminée des fruits de la terre ou des troupeaux. Deux capitulaires (ordonnances émises par les rois et empereurs francs du Moyen-Âge) imposées par Charlemagne en 779 et 794 ont obligé tous les propriétaires de la terre à donner une partie de leurs fruits aux décimateurs, ceux qui perçoivent la dîme. Celle-ci est universelle, ce qui signifie qu'elle pèse aussi bien sur les terres des nobles, des hommes d'Église eux-mêmes que des roturiers. Elle varie suivant les régions. La dîme se décompose par ailleurs en grosse dîme et en menue dîme :
  • grosse dîme : c’est la dîme qui porte sur les quatre gros grains, à savoir le blé, le seigle, l’orge et l’avoine;
  • menue dîme : c’est la dîme qui porte sur les autres récoltes.
Le taux de la dîme est toujours inférieur à 10% des récoltes. Cet impôt constitue une source de richesse considérable pour l’Eglise. Il est probable que les revenus générés par la dîme s’élevaient entre 100 et 120 millions de livres annuels. On peut donc estimer les revenus du clergé, en additionnant ceux tirés des terres et ceux provenant de la dîme, entre 200 à 240 millions de livres. La grande puissance économique du clergé repose en partie sur sa capacité à accaparer une partie considérable des récoltes du royaume, qu’il pouvait ainsi commercialiser. Avec l’inflation constante du XVIIIe siècle, le clergé profitait aussi de la hausse des prix des produits agricoles, et on pense que la valeur de la dîme a doublé, si ce n’est plus, au cours de ce siècle d'enchérissement général et continu.
    Si la dîme est une source de félicité économique pour l’Eglise, elle est un fardeau pour les paysans. Ce n’est donc pas un hasard si cet impôt, avec les droits féodaux des seigneurs dont il a été question lors de la partie précédente, fut un des sujets parmi les plus sensibles lors de la Révolution. La dîme n’est pas toujours admise par les paysans, encore moins lorsqu’elle est détournée au profit d’individus laïques. Il s’agit là des dîmes inféodées, c’est-à-dire possédées par des seigneurs qui ne sont pas membres du clergé, mais qui en bénéficient à sa place.

    Le clergé ne participe que bien faiblement aux charges de l’Etat. En tant qu’ordre privilégié, il reçoit toujours beaucoup plus du fonctionnement de la société qu’il n’y contribue. Tous les 5 ans, l’Assemblée du clergé se réunit afin de s’occuper des affaires religieuses et des intérêts de l’ordre. On y vote notamment le montant d’une contribution volontaire pour subvenir aux charges de l’Etat royal, que l’on appelait alors le don gratuit. Si l’on y ajoute les décimes, on obtient alors la seule participation du clergé aux impôts du royaume. On a pu évaluer le montant du don gratuit et des décimes, et il s’élève à environ 3 500 000 livres par an. C’est là un chiffre très faible comparé aux revenus du clergé que l’on vient de voir.
    Le clergé est riche, en effet, mais cette richesse ne bénéficie pas, loin s’en faut, de manière harmonieuse à tous ses membres. Les disparités en son sein sont très importantes. Elles s’expliquent par le fait que le clergé, bien qu’il s’agisse là d’un ordre unifié spirituellement, ne forme pas pour autant un ensemble homogène du point de vue social. Dans ses rangs, à l’image de l’ensemble de la société d’Ancien Régime, nous trouvons des nobles et des roturiers qui, du reste, étaient bourgeois ou pauvres. Guy Lemarchand indique fort justement que “le clergé reproduit également, dans sa hiérarchie, les contradictions de la société dans laquelle il est établi, ce trait s’accentuant de la Renaissance au XVIIIe siècle.³” La plus importante des divisions au sein du clergé est celle qui "scinde" l'ordre entre le haut clergé et le bas clergé.

Le Haut clergé

    Les membres du haut clergé sont issus de la noblesse. Nous trouvons là des évêques, des abbés ou encore des chanoines. Ce sont tous de hauts dignitaires de l’Eglise. Les évêques, eux, appartiennent au sommet de la prêtrise chrétienne. Ce sont des prélats auxquels on confie la conduite et l’administration d’un diocèse. Durant les années 1682-1700, sur 194 évêques nommés, 88% étaient des nobles, 8% étaient issus de la roture, et 4% appartenaient à une origine sociale que nous n’avons pas réussi à déterminer⁴. Alors qu’en 1789, sur les 139 évêques répartis dans le royaume, on ne trouve plus que des nobles. On voit donc, au cours du XVIIIe siècle, un haut clergé de plus en plus exclusivement dominé par les membres de l’aristocratie.
    Ces personnages importants sont précisément ceux qui jouissent de la plus grande partie des revenus de l’ordre. L’écart entre eux et le bas clergé ne fait que s’accroître au cours du XVIIIe siècle. Guy Lemarchand indique que dès 1730, dans “le diocèse d’Aix, l’archevêque et les chapitres accaparent 32 % du revenu ecclésiastique total (dont l’archevêque seul 10 %) tandis que 95 curés et un nombre non précisé de chapelains n’ont que 38 %. A la même date, au moins 9 évêchés ont plus de 100 000 livres, alors que les curés dépassent rarement 3000 livres et souvent ont moins de 2000 livres.⁵” Certains de ces princes d'Église peuvent rivaliser, en luxe et en magnificence, avec les plus opulents d'entre les seigneurs laïques. D’ailleurs, la plupart résidaient à la Cour, aux côtés des grands aristocrates dont il a été question dans l'article précédent sur la noblesse. Ils s’occupaient alors fort peu de leur évêché et se contentaient d'en accaparer la majeure partie des richesses. L’on a estimé par exemple que l’évêché de Strasbourg rapportait environ 400 000 livres de revenu à son titulaire. Le haut clergé profite donc de “bénéfices” tout à fait conséquents, comme le souligne Jean-Paul Bertaud qui montre qu’Alexandre Talleyrand-Périgord, l’oncle du fameux Talleyrand, cet illustre "diable boiteux" qui jouera un rôle aussi bien dans la révolution que durant l’Empire de Napoléon, dispose d’un revenu de 50 000 livres.⁶

Le Bas clergé

   Le bas clergé se compose d’environ 50 000 curés et vicaires. S’ils connaissent des situations sociales assez différenciées, tous sont victimes de la distance sociale qui les sépare du haut clergé, distance qui ne fait que s’accentuer au cours du XVIIIe siècle. D’ailleurs, depuis la fin du siècle précédent, les curés et les vicaires se recrutent exclusivement dans le Tiers-Etat. Leurs revenus sont fort modestes, car les prélats et les abbés, membres du haut clergé, s’approprient la plus grande part provenant des dîmes et des terres ecclésiastiques. Depuis 1786, les curés reçoivent généralement 750 livres par an, et les vicaires 350, ce qui les confine, pour le dire plus clairement, à la pauvreté. Ces maigres sommes leur sont versées par le décimateur. En comparaison, les membres du haut clergé disposent, en moyenne, de 100 000 livres par an.
    Seulement, entre les curés et les vicaires, les premiers connaissaient un sort généralement bien meilleur que celui des seconds. Les curés pouvaient bénéficier du casuel, c’est-à-dire les revenus du culte, et ils pouvaient en outre encaisser les rentes attachées au presbytère. La plupart des curés possédaient du reste une fortune personnelle. Celle-ci était même indispensable pour financer les études au séminaire et pour payer le titre clérical qui était nécessaire à l’entrée dans les ordres. Les curés connaissaient en général une certaine aisance, mais qui n’était guère synonyme d’opulence. Dans le diocèse de Reims, 33% des curés sont des fils de marchands et 20% des bourgeois qui ont eu les moyens de s’acheter un office du roi⁷. Cependant tous les curés ne sont pas d’une aussi bonne condition, plusieurs d’ailleurs sont même pauvres. Un cahier de doléance rédigé par le clergé du Bassigny pour les Etats généraux de 1789 fait état de l’indigence de certains d’entre eux :

Nous avons dans les campagnes beaucoup de curés mal rétribués; personne n’ignore que la plupart sont à portion congrue; d’ailleurs il y a beaucoup de villages sans curé et même sans prêtre résidant, à raison de la dureté de certains gros décimateurs qui exposent les ministres [curés] à une indigence personnelle, à être témoins de la misère de leur peuple et qui, dans ces scènes affligeantes, n’ont que des larmes impuissantes à leur offrir…⁸
 
    Les vicaires, eux, connaissaient un sort plus difficile encore. Cependant, ils ont ceci en commun avec les curés que tous vivent au milieu de la population. Ils connaissent de près, comme le suggère ce cahier de doléance, les difficultés matérielles et autres vicissitudes du peuple, et ils partagent ses préoccupations. Les antagonismes entre le bas clergé et le haut clergé sont réels, et ils vont trouver à s’exprimer durant la révolution. Cela aura une grande importance pour certains événements révolutionnaires et il en sera question le moment venu. Nous verrons alors, comme le dit Serge Bianchi, comment la "Révolution va révéler les failles internes d'un ordre qui subit ses tensions et ses contradictions.⁹"

Une importance sociale sur le déclin

    Le clergé est le seul ordre qui est constitué véritablement comme tel. Il est pourvu d’une administration, avec les agents généraux du clergé et les chambres diocésaines. Il possède également ses propres tribunaux que l’on appelle les officialités. Le clergé participe de manière cruciale aux charges de l’état civil : il tient les registres des baptêmes, des mariages, des sépultures. Il s’occupe de l’assistance publique pour les pauvres ainsi que de l’enseignement. Dans un temps où l’individu était pris dans les filets de la religion, le clergé avait un rôle essentiel dans son encadrement social et spirituel. La société dépendait donc encore largement du pouvoir ecclésiastique. Jean-Paul Bertaud résume dans un propos synthétique cette importance du clergé, lorsqu’il indique que celui-ci est fort de “privilèges honorifiques, judiciaires et fiscaux [...] : préséance sur les deux autres ordres, officialités ou tribunaux particuliers, immunité fiscale maintenue par le roi en échange d’un don gratuit, ce qui permet à l’ordre de se réunir, d’avoir ses assemblées. Elles votent, répartissent, administrent les subsides consentis, en profitent parfois, comme les nobles de robe le font dans les parlements, pour présenter au roi sinon des «remontrances», du moins d’«humbles supplications» qui valent mises en garde.¹⁰" Néanmoins l'Eglise, en cette fin du XVIIIe siècle, connaît une situation de réel déclin.  
    Le clergé régulier, par exemple, ne fait que péricliter au cours du siècle, après avoir été florissant encore au temps de Louis XIV. Composé d’environ 25 000 religieux et peut-être de 40 000 religieuses, le clergé régulier est en proie à un grand désordre organisationnel et moral. D’ailleurs, une Commission des réguliers fut instituée en 1766 dans le but de mettre en place des réformes, qui ne porteront cependant guère leurs fruits. Le clergé régulier tendait à être de plus en plus discrédité par la société des laïques, et ceci tenait en grande partie à l’importance considérable de ses propriétés, dont la part essentielle des revenus allait à des couvents se dépeuplant progressivement et à des abbés le plus souvent absents. Il y a un relâchement de la discipline qui ne cesse de se généraliser. A preuve les moines de plus en plus nombreux que l'on trouve gagnés aux idées des Lumières, lesquelles pourtant sont généralement hostiles à l’Eglise (nous présenterons les grands traits de cette philosophie dans un prochain article). Comme le dit fort à propos François Furet, il “y a un côté violemment anticlérical et anticatholique dans la philosophie française des Lumières, qui n’a pas d’équivalent dans la pensée européenne.¹¹" Du reste, certains de ces moines acoquinés aux idées philosophiques auront un rôle à jouer dans ce Quatre-Vingt-Neuf qui se rapproche. Le clergé séculier, lui aussi, est en proie à la crise. La philosophie des Lumières pénètre également en son sein et ne fait que gagner là encore du terrain, comme en témoigne l'importance grandissante de la croyance en la religion naturelle auprès des prélats, notamment dans la version rousseauiste du vicaire savoyard. Le royaume de France, chrétien depuis ses origines, connaît une sérieuse crise religieuse. Albert Mathiez, que nous avions cité à l’article précédent, évoque cette perte de croyance qui se manifeste essentiellement chez les élites de la société d’Ancien Régime à la fin du XVIIIe siècle :

La vie religieuse n’a plus d’attraits. Les couvents se dépeuplent, les donations pieuses tombent à des chiffres infimes. Dès lors les novateurs ont cause gagnée. Le haut clergé se défend à peine. Les prélats de Cour se croiraient déshonorés s’ils passaient pour dévots. Ils mettent leur coquetterie à répandre les Lumières. Ils ne veulent plus être dans leurs diocèses que des auxiliaires de l’administration. Leur zèle n’est plus au service du bonheur céleste, mais du bonheur terrestre. Un idéal utilitaire s’impose uniformément à tous ceux qui parlent ou qui écrivent. La foi traditionnelle est reléguée à l’usage du peuple comme un complément obligé de l’ignorance et de la roture. Les curés eux-mêmes lisent l’Encyclopédie, et s’imprègnent de Mably, de Raynal et de Jean-Jacques [Rousseau].¹²
 

L'Eglise dans l'imaginaire social à la veille de la Révolution française
"A la fin de l'Ancien Régime, l'Eglise et l'état monarchique français sont indissolublement liés par un contrat tacite dont les fondements historiques remonteraient au baptême de Clovis et au sacre [...]. Le roi de France, protecteur et défenseur du clergé, trouve en lui un allié naturel et un agent efficace au service de sa politique. La Révolution conduit à une rupture "totale" entre l'Eglise et l'Etat, après avoir tenté de "nationaliser" le catholicisme."
Serge Bianchi

¹ Michel Vovelle, «Propriété et exploitation dans quelques communes beauceronnes de la fin du 18e au début du 19e siècle», Mémoires de la Société archéologique d’Eure-et-Loir, t. XXII, Chartres, 1961, repris dans Albert Soboul, La civilisation et la Révolution française, I/ La crise de l'Ancien Régime, Paris, Arthaud, 1970, p.219.
² Albert Soboul, La Révolution française, Paris, Gallimard, 1982, p.63.
³ Guy Lemarchand, «L’Eglise, appareil idéologique d’Etat dans la France d’ancien régime (XVIe-XVIIIe siècles)» in Annales historiques de la Révolution française, n°236, 1979, p.256.
⁴ Ibidem, p.256.
⁵ Ibidem, p.258.
⁶ Jean-Paul Bertaud, La Révolution française, Paris, Perrin, 2004, p.17.
⁷ Ibidem, p.18.
⁸ citation in Pierre Goubert, Michel Denis, Les Français ont la parole, Paris, Gallimard, 2013, p.194.
⁹ Serge Bianchi, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 2021 (5e édition), p.229.
¹⁰ Jean-Paul Bertaud, op.cit., p.17.
¹¹ François Furet, La Révolution française I, De Turgot à Napoléon (1770-1814), Paris, Fayard, 2011, p.36.
¹²Albert Mathiez, La Révolution française, Paris, Bartillat (3e édition), 2012, p.36.
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