Les lisières du monde - La connaissance comme horizon des possibles

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   La Révolution est survenue dans une société bien particulière, à laquelle nous avons donné depuis le nom d’Ancien Régime. Il y a cette phrase de François Furet qui formule joliment le propos concernant ce chrononyme : "La Révolution française a baptisé ce qu'elle a aboli. Elle l'a appelé l'«ancien régime»." Tous les historiens s’accordent à dire que les structures de cette société présentaient des contradictions telles que sa perpétuation ne pouvait durer en l’état. Bien des individus de l’époque ressentent, pour de multiples raisons et selon divers intérêts, que des réformes économiques et sociales en profondeur sont nécessaires. À la veille de 1789, la société d’Ancien Régime est bel et bien en crise. Avant d’aborder ce phénomène dans toute sa complexité, nous allons d’abord observer la manière dont était constitué l’ordre social en question.
    Cet article sera composé de plusieurs parties. Dans celle-ci, l’étude de la société d’Ancien Régime se fera essentiellement à travers la présentation de la noblesse. Les autres composantes sociologiques de cette société, le clergé et le Tiers Etat, seront abordées dans les prochaines parties.
    

Une société d’essence aristocratique

    La société d’Ancien Régime est radicalement différente de la nôtre. Elle était depuis plusieurs siècles, comme le dit si bien Albert Soboul, "d’essence aristocratique; elle avait pour fondements le privilège de la naissance et la richesse foncière ¹." Cette société est dite aristocratique car elle est dominée par les ordres privilégiés. Il existait trois ordres ou états dont l’existence était reconnue par le droit traditionnel. Le clergé, composé des membres de l'Église, constitue le premier ordre. Il est le plus ancien et, dès ses origines, sa condition est régie par le droit canon, c'est-à-dire le droit de l’Église catholique romaine. Nous avons ensuite l’ordre de la noblesse, composé primitivement des chevaliers et des guerriers qui étaient également des seigneurs terriens. Les nobles et les membres du haut clergé, qui sont également nobles, sont les représentants des ordres privilégiés. Nous avons enfin le Tiers-État, ordre non privilégié soumis aux impôts contrairement aux deux autres. Sa formation fut lente. Il était composé au départ des bourgeois des villes qui bénéficièrent durant le Moyen-Âge de chartes de franchises et de certaines libertés octroyées par le pouvoir royal, et qui finit par englober l'écrasante majorité de la population, notamment la paysannerie. Cette tripartition de la société en ordres est déjà présente, au Ve siècle, chez saint Augustin, mais elle est évoquée pour la première fois clairement, semble-t-il, au XIe siècle par Adalbéron de Laon, évêque de Laon ayant vécu entre 947 et 1030. Dans un poème composé vers 1025 à la gloire du roi franc Robert II le Pieux, Adalbéron décrit un monde organisé en trois groupes humains qui se partagent les fonctions principales de la société : les oratores, les moines et les prêtres qui prient; les bellatores, les chevaliers qui combattent; et les laboratores, ceux qui travaillent, les hommes laborieux. Cette tripartition théorique et fonctionnelle qu’Aldabéron livre à notre imaginaire constituait bel et bien une structure officielle sur le plan juridique. S’étant consolidés progressivement à travers les siècles et puissamment consacrés par la coutume, les ordres finissent par s’imposer de fait à la monarchie. Au bout d’un certain temps, la distinction des ordres est devenue une des lois fondamentales du royaume. Il sera question de ces lois dans la partie dédiée aux structures de l'Etat monarchique.
    Les ordres indiquent et impliquent, dans leur essence même, l’inégalité entre les hommes. Il s’agissait là d’une inégalité basée sur les privilèges honorifiques, économiques, fiscaux et juridiques. Cette inégalité était vue comme naturelle et elle devait demeurer ainsi. Du reste, elle était aussi bien justifiée par la prééminence et les discours de l'aristocratie qu’admise empiriquement par l’Église, dont le pouvoir hiérocratique reposait précisément sur cette structuration sociale. Nous verrons dans un instant que les ordres ne sauraient se confondre avec une catégorie sociologique largement usitée aujourd'hui, les classes sociales. Nous verrons également que ces ordres sont constitués d’éléments disparates, de groupes humains qui peuvent même être plus ou moins opposés entre eux.

Un monde apparemment figé mais soumis au changement

    Il convient de souligner qu’à la fin du XVIIIe siècle, cette société d’ordre, qui semblait éternellement figée, ne cessait, en fait, d’évoluer. Étant d’essence aristocratique, et donc fondée sur le mépris des activités manuelles et commerciales, la société féodale était cependant de moins en moins en harmonie avec la réalité des évolutions économiques et sociales. Cette société avait pris forme progressivement aux Xe-XIe siècles. C’était alors une époque où la terre constituait la seule source de la puissance et de la richesse; ceux qui la possédaient, les nobles et l’Église, étaient par conséquent les maîtres et utilisaient le travail des serfs et/ou des paysans libres pour en récolter les fruits. Seulement, bien des mutations sont intervenues et ont fini par bouleverser cet ordre déjà pluriséculaire :
  1. Au prix de longs efforts et de conflits interminables, le pouvoir royal a réussi à retirer aux seigneurs la puissance régalienne qu’ils avaient en leurs domaines. Il leur a laissé leurs privilèges sociaux et économiques, ce qui leur a permis de conserver la première place dans la société. Sous Louis XIV, les grands seigneurs et les princes de sang, qui autrefois étaient de potentiels rivaux du roi et qui disposaient d’armées, sont désormais des courtisans vivant dans l’oisiveté à Versailles. Le Roi-Soleil est parvenu à les priver des fonctions administratives et politiques les plus prestigieuses de l’appareil d’État. A leur place, ce sont des bourgeois qui ont été, en très grande partie, préférés. Le pouvoir royal jugeait ces derniers moins orgueilleux et enclins à servir le mieux possible, avec efficacité et rationalité, l’Etat monarchique. Cependant, les aristocrates reviendront progressivement aux affaires, mais sans jamais recouvrir leur ancienne puissance régalienne, sous Louis XV et de façon encore plus affirmée sous Louis XVI (nous aurons à y revenir).
  2. On assiste à une renaissance progressive de la civilisation urbaine à partir du XIe siècle, qui s’est accompagnée parallèlement d’une renaissance du commerce et des productions artisanales. Ces activités ont fini par créer de nouvelles sources de richesses, la richesse mobilière, et en même temps une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie. Il sera question très précisément d’elle dans la troisième partie. Nous pouvons simplement dire assez rapidement ici que la bourgeoisie désigne, étymologiquement, les habitants du bourg ou noyau urbain. Elle constitue, au Moyen-Âge, une catégorie juridique, désignant les habitants des villes qui sont non nobles, qu’on appelle également “citoyens” dans certaines villes, et auxquels des libertés et des droits sont garantis comme, par exemple, le droit de se constituer en corporations de métiers ou encore en guildes, notamment marchandes. Lorsque le roi Philippe Auguste parla dans son testament de 1190, de bugenses nostri, “nos bourgeois”, il s'agissait déjà d’individus établis et propriétaires qui élisaient les représentants de leurs villes². Ces bourgeois vont prospérer durant tout le Moyen-Âge, et au XVIIIe siècle, la terre n’est plus, loin s’en faut, l’unique source de richesse. La richesse mobilière accumulée par la bourgeoisie concurrençait de plus en plus fortement la richesse traditionnelle foncière de l’aristocratie.
    La structure officielle et légale de la société d’Ancien Régime, en cette fin de XVIIIe siècle, ne coïncide donc plus avec les réalités sociales, économiques et même culturelles du temps. Il s’agit encore, il est vrai, d’une société très largement rurale et artisanale. Mais tout au long du siècle, les structures traditionnelles de son économie commençaient déjà à subir de profonds changements, notamment en raison de l’essor du grand commerce et par une importance accrue de la production manufacturière. Nous voyons également apparaître, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les débuts de ce qui deviendra la grande industrie au siècle suivant. Ces évolutions témoignent de la montée en puissance, sur les plans économique et culturel, de la bourgeoisie dont le rôle dans la révolution à venir sera tout à fait prédominant. L’ascension de cette classe est le corollaire d’un déclin relatif du rôle social et de la puissance de la noblesse. Si cette dernière conserve toujours le premier rang, c’est au prix d’un conservatisme jaloux qui se veut sans concession et qui se renforce particulièrement durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Alors, inéluctablement, les antagonismes entre l’aristocratie et la bourgeoisie ne vont cesser de s’accentuer tout au long du siècle au point d’arriver, à la veille de 1789 et durant la révolution, à leur point d’ébullition. Quant aux classes populaires, et surtout la paysannerie, inutile de dire que la société d’Ancien Régime pèse de tout son poids sur elles. Bien entendu, tout ce qui vient d’être dit comporte en réalité de très nombreuses nuances, et nous les apporterons le moment venu. Venons-en désormais à la description de ce qu'était noblesse à la veille de 1789.

L’aristocratie féodale

    L’aristocratie ou noblesse se compose, nous l’avons dit précédemment, de la noblesse et du haut clergé. Seulement, nous avons vu que la noblesse n’avait plus les attributs de la puissance publique et politique qui furent les siens. Le pouvoir royal, au XVIIe siècle, était finalement parvenu à lui retirer l’exercice effectif des droits régaliens : perception de l’impôt, possession d’une armée, création de monnaie, administration de la justice… Après la Fronde (c’est une révolte de grande ampleur, d’abord des parlements, puis des princes du sang contre le pouvoir royal entre 1643 et 1658) et durant le règne de Louis XIV, qui porta le pouvoir royal à un niveau d’autorité et de prestige encore jamais atteint, la noblesse est définitivement vaincue, ce qui ne veut pas dire qu'elle est totalement obéissante. On peut dire néanmoins que le processus de sa domestication est achevé, et désormais fascinée par la puissance et l’aura de l’État monarchique, elle ne demande plus qu’à participer au fonctionnement de celui-ci.
    Les effectifs de la noblesse sont évalués, à la veille de Quatre-Vingt-Neuf, à environ 350 000 individus. Cela représente alors quelque chose comme environ 1,3 % de la population totale du royaume. Les nobles jouissent d’une série de privilèges honorifiques et économiques : ils ont le droit de porter l’épée, le banc réservé à l’Église, ils sont exemptés de la taille (impôt) et de la corvée des routes, ils sont encore exemptés du logement des gens de guerre et ils ont le droit de chasse. Ils sont décapités et non pendus en cas de peine de mort, la pendaison étant le type de peine capitale destiné aux roturiers. Ils ont le monopole concernant l’accès aux grades supérieurs de l’armée, aux dignités de l’Église, ce qui explique que tous les membres du haut clergé soient nobles (évêques, abbés, chanoines…). Ils ont également le monopole des hautes charges dans la magistrature et dans l’administration. Les nobles peuvent également, lorsqu’ils possèdent un fief, percevoir sur les paysans des droits féodaux. Seulement, on pouvait être noble sans posséder de fief, et au XVIIIe siècle, un roturier, généralement un bourgeois, pouvait posséder un fief noble et ainsi percevoir les droits féodaux qui y étaient attenants. La propriété foncière aux mains des nobles est plus ou moins importante suivant les régions. Si la noblesse demeure au premier rang de la société, elle n’en constitue pas pour autant un bloc homogène. Son facteur d’unité le plus fondamental demeure ses privilèges. Les nobles, en tant qu’individus privilégiés, ont le sentiment d’être à part dans la société comme le montre si bien David Higgs dans son étude sur la noblesse qu’il définit comme une espèce de groupe “ethnique”, c’est-à-dire un ensemble d’individus qui se définissent comme un groupe humain différent de tous les autres au sein de la société³. Pour autant, le second ordre du royaume renferme des différences très importantes, et "les inégalités ne sont pas faibles à l’intérieur de la noblesse ⁴", ainsi que nous allons le voir.

La noblesse de cour

    Ce sont les nobles qui demeurent à la Cour du roi à Versailles. On les appelle les courtisans. Leur chiffre se porte à 4 000 à l’aube de la révolution. Il s’agit là de la cime de l’aristocratie. La noblesse de Cour mène grand train auprès du roi. Elle est entretenue par les pensions royales et possède encore d’autres sources de revenus : les soldes militaires, les revenus des charges de la Maison du roi, les revenus de leurs grands domaines. Ils n’ont pas le droit de vivre dans leurs domaines du reste, et ils ne peuvent s’y rendre que sur autorisation expresse du roi. Celui-ci, depuis Louis XIV, garde donc les courtisans, autrefois grands seigneurs orgueilleux et rivaux dangereux, près de lui. Au XVIIIe siècle, cette haute noblesse vit dans une situation de déclin réel. Les revenus de ces grands aristocrates, dans leur quasi-intégralité, ne doivent leur servir qu’à se maintenir dans leur rang. Ils vivent dans une oisiveté luxueuse, faite de plaisirs et d’insouciance, et qui coûte extrêmement cher. Ils ne cessent de s'endetter car leurs seuls revenus ne leur suffisent pas. Ils ont néanmoins trouvé une nouvelle possibilité d’enrichissement, qui consiste à contracter des mariages avec de riches héritières bourgeoises, solution qui est cependant loin de régler tous les problèmes. Albert Mathiez – dans son excellent livre sur la Révolution française paru en trois tomes chez Armand Colin dans les années 1920 et qui demeure encore aujourd’hui une œuvre de référence – décrit le mode de vie dispendieux de cette haute noblesse. La citation est hélas un peu longue mais elle en vaut la peine :

La haute noblesse coûte donc très cher. Comme elle possède en propre de grands domaines, dont la valeur dépassera 4 milliards quand ils seront vendus sous la Terreur, elle dispose de ressources abondantes qui lui permettent, semble-t-il, de soutenir son état avec magnificence. Un courtisan est pauvre quand il n’a que 100 000 livres de rentes. Les Polignac touchent sur le Trésor en pensions et gratifications 500 000 livres d’abord, puis 700 000 livres par an. Mais l’homme de Cour passe son temps à “représenter”. La vie de Versailles est un gouffre où les plus grandes fortunes s’anéantissent. On joue un jeu d’enfer, à l’exemple de Marie-Antoinette. Les vêtements somptueux, brochés d’or et d’argent, les carrosses, les livrées, les chasses, les réceptions, les spectacles exigent des sommes énormes. La haute noblesse s’endette et se ruine avec désinvolture [...]. Biron, duc de Lauzun, don Juan notoire, a mangé 100 000 écus à vingt-et-un ans et s’est endetté en outre de 2 millions. Le comte de Clermont, abbé de Saint-Germain-des-Prés, prince du sang, avec 360 000 livres de revenu a l’art de se ruiner à deux reprises. Le duc d’Orléans, qui est le plus grand propriétaire de France, s’endette de 74 millions. Le prince de Rohan-Guéménée fait une faillite d’une trentaine de millions dont Louis XVI contribue à payer la plus grande part. Les comtes de Provence et d’Artois, frères du roi, doivent, à vingt-cinq ans, une dizaine de millions. Les autres gens de Cour suivent le courant et les hypothèques s’abattent sur leurs terres. Les moins scrupuleux se livrent à l’agiotage pour se remettre à flot [...]. Il y en a, comme le marquis de Sillery, mari de Mme de Genlis, qui font de leur salon des salles de tripot. Tous fréquentent les gens de théâtre et se déclassent. Des évêques comme Dillon, de Narbonne, et Jarente, d’Orléans, vivent publiquement avec des concubines qui président à leurs réceptions.⁵

    Cette vie faite de mondanités rapprochait de plus en plus une partie de cette haute noblesse de la grande bourgeoisie d'affaires. Il y a les intermariages entre ces deux catégories sociales, nous l’avons dit, mais encore partagent-elles un goût commun pour les idées alors en vogue, celles des philosophes des Lumières, sur lesquelles nous reviendrons dans un autre article. Devenant de plus en plus libérale, une partie de cette grande aristocratie commençait, comme le dit si bien Mathiez, à se déclasser, à une époque où la hiérarchie sociale et la distinction des rangs semblaient d’une rigidité plus grande que jamais. La grande bourgeoisie, quant à elle, est absolument fascinée par cette noblesse, et ce n’est pas un hasard si au début de la révolution elle se choisit des représentants qui sont de grands aristocrates, notamment La Fayette qui était déjà illustre pour avoir participé, aux côtés des insurgés, à la guerre d’indépendance des Etats-Unis.

La noblesse de robe

    C’est au cours du processus de consolidation de l’appareil administratif et judiciaire de l’État monarchique, durant les XVIe et XVIIe siècles, que la noblesse de robe s’est constituée. C’était alors une époque où celui-ci, qui tendait à se complexifier, mettait en vente des charges et des offices anoblissants afin d’inciter des bourgeois à s’en rendre acquéreurs. Les robins sont donc au départ des individus issus de la haute bourgeoisie qui deviennent progressivement des nobles propriétaires de leurs charges. Pour bien saisir la différence entre cette époque et la nôtre concernant les carrières au sein de l’État ou encore dans la magistrature, un haut fonctionnaire ou encore un avocat de la société d’Ancien Régime sont des individus qui, en plus des études qu’ils doivent financer s’ils n’ont pas la chance de bénéficier de quelque bourse, doivent acheter leur charge. Au XVIIe siècle, la noblesse de robe occupait encore une position qu’on pourrait dire intermédiaire entre la noblesse d’épée et la bourgeoisie. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que les robins tendent à se confondre tout à fait avec la noblesse d’épée.
    Au sommet de cette noblesse de robe se trouvent les grandes familles parlementaires. Les parlementaires sont inamovibles. Cela signifie qu’ils occupent leur poste à vie et que rien, sinon la mort ou la retraite volontaire, ne peut les y déloger. Leur charge est héréditaire et elle se transmet donc de père en fils. Les parlements, en raison de leur importance, notamment dans la vérification et l’enregistrement des lois, entendent prendre part au contrôle du gouvernement royal et participer pleinement à l’administration de l’État. Cette prétention, en particulier du Parlement de Paris qui est de loin le plus important, les met en conflit bien souvent avec le pouvoir royal. Pour autant, comme nous aurons l’occasion dans un autre article, les parlementaires sont très attachés aux privilèges qui sont les leurs, bien que dans l’opinion ils passent souvent pour être des adversaires résolus de la monarchie absolutiste. Ils sont profondément conservateurs, à l’image de la majeure partie de la noblesse.

La noblesse provinciale

    Cette noblesse-là connaît un sort bien moins éclatant comparé aux deux précédentes catégories nobiliaires. On appelle également ces nobles de province les hobereaux. Le terme désigne un gentilhomme de petite noblesse vivant sur ses terres. Selon Tocqueville, qui plaisante sur l’origine de cette appellation, le hobereau est un terme qui correspond bien à ces gentilshommes car il s'agit d'un oiseau rapace, certes, mais qui est le moins fort et “le moins gros des oiseaux de proie”. Les hobereaux vivaient avec leurs paysans, et partageaient souvent avec eux les mêmes difficultés de la vie. Les hobereaux n’ont pas le droit, sous peine de déroger, de pratiquer une occupation manuelle, en cela qu’ils sont nobles. Ils n'ont pas le droit non plus de cultiver eux-mêmes leur propre terre au-delà d’un certain nombre d’arpents. Leur principale activité consiste alors, le plus souvent, en la perception des droits féodaux auxquels sont soumis leurs paysans. Au XVIIIe siècle, les hobereaux, en général, tendent progressivement à s’appauvrir. Ceux qui perçoivent leurs droits féodaux en argent dépendent d’un tarif fixé depuis déjà plusieurs siècles. Seulement, nous le verrons dans un article consacré à la crise économique des années 1780, le royaume de France connaît tout au long du XVIIIe siècle une inflation constante, si bien que le pouvoir d’achat de l’argent ne cesse de diminuer face à la hausse continue du coût de la vie, ce qui affaiblit progressivement la valeur réelle des droits féodaux perçus en argent par ces hobereaux. Leur situation s’aggravait du reste en raison des règles de succession concernant leurs fiefs. Dans plusieurs provinces, les membres des familles de hobereaux étaient victimes du partage inégal des héritages qui s’effectuait systématiquement au bénéfice de l’aîné.
    Cependant, toutes les familles de hobereaux ne connaissent pas le même sort au cours du XVIIIe siècle. Nombreuses sont celles qui parviennent à résister à la hausse des prix en exploitant efficacement leurs terres et en percevant leurs droits seigneuriaux. Certaines réussissent même à s’enrichir grâce à l’augmentation de la rente foncière. Les plus habiles, qui disposent alors de bonnes terres, sont notamment en mesure de dégager des surplus agricoles qu’elles peuvent alors commercialiser sur les marchés. Et grâce à cette inflation qui pénalise énormément de gens, ces familles profitent de la revalorisation de certains droits seigneuriaux, comme par exemple les droits de foire.
    Les hobereaux, qu’ils soient riches ou misérables, entretiennent avec les grands seigneurs de Cour, qui les méprisent, des rapports difficiles. Ils haïssent cette noblesse qui jouit de hauts revenus provenant en grande partie du Trésor royal. Les hobereaux détestent également la grande bourgeoisie urbaine, forte d’un essor économique qui contraste superbement avec leur déclin matériel relatif. Les paysans, quant à eux, comprennent et admettent de moins en moins la légitimité des droits féodaux que les hobereaux, et même les nobles plus généralement, font lourdement peser sur leur dos.

Le déclin de l’aristocratie féodale

    L’aristocratie féodale dans son ensemble, bien que toujours à la tête de la société d’Ancien Régime, montre des signes de plus en plus visibles de décadence. Nous avons vu à quel point la haute noblesse ressentait un besoin croissant d’argent qui dépassait parfois, et de loin, ses revenus. Tiraillée par ce besoin, elle exigeait plus pleinement encore l’application de ses droits traditionnels. Les dernières années du régime de Louis XVI sont marquées par une violente réaction aristocratique, qui sera comme un prélude à la révolution (nous y reviendrons). La noblesse entendait monopoliser perpétuellement toutes les hautes charges de l’État, de l’Église et de l’armée, en évinçant complètement la bourgeoisie qui aspirait, elle aussi, à ces honneurs. Jean-Clément Martin, dans sa Nouvelle histoire de la Révolution française, ouvrage de 2012 réédité en 2019, évoque ce renforcement de la fermeture sociale au profit de la noblesse : "C’est particulièrement le cas dans le haut clergé et dans les hauts postes administratifs, où des roturiers, riches évidemment, avaient pu parvenir à la fin du XVIIe siècle, mais ne le peuvent plus un siècle plus tard.⁶" Des lois sont prises pour assurer les postes importants aux nobles, notamment dans la carrière militaire : en 1781 et en 1786, les édits dits de Ségur réservent les grades supérieurs de l’armée aux hommes sur la base de leur degré de noblesse.
    Sur le plan économique, les nobles ont contribué à rigidifier le système seigneurial, ce qui, comme on le verra lors d’un article dans lequel nous étudierons la crise économique de l’Ancien Régime avant 1789, va nuire aux progrès de l’agriculture. Beaucoup voulurent étendre leurs droits féodaux en s'appuyant sur les terriers, anciens parchemins médiévaux qui renfermaient, paraît-il, l’énumération des droits seigneuriaux. Ainsi, les seigneurs entendaient remettre en vigueur d’anciens droits tombés en désuétude afin de pouvoir exiger la plénitude de leur dû. Nous verrons en lieu et place à quel point la question des droits féodaux aura son importance pour la révolution à venir. Une minorité de nobles, désirant diversifier leurs sources de revenus, commençaient à poser un regard intéressé sur les entreprises lucratives de la bourgeoisie, en y investissant une partie de leurs capitaux. D’autres encore se tournèrent vers les techniques agricoles modernes qui ont fait leur preuve depuis quelques décennies déjà en Angleterre. Mais quoiqu'il en soit, le déclin est réel. Et même si la noblesse demeure encore la catégorie la plus aisée du royaume, elle est de plus en plus fortement concurrencée par la bourgeoisie.

    Pour résumer, si la fin du XVIIIe siècle voit une fraction de la haute noblesse se rapprocher de plus en plus de la haute bourgeoisie, avec laquelle elle partage des intérêts et un goût commun pour certaines aspirations philosophico-politiques, la majeure partie de la noblesse, qu’elle soit provinciale ou de Cour, identifie son salut et sa perpétuation dans l'affirmation toujours plus nette de ses privilèges sociaux et politiques. Ces deux tendances, bien qu’inégales, montrent à quel point la noblesse ne saurait constituer une sorte de classe sociale homogène. Bien des aristocrates de cette époque auraient été bien en peine d’identifier et de formuler clairement le fait que leurs intérêts coïncidaient nécessairement avec ceux de l’État monarchique. C’est le cas de la noblesse de Cour qui, comme le remarque justement Soboul, "profitait des abus du régime dont elle réclamait la refonte, sans voir que leur abolition lui porterait le coup de grâce." À travers ces différentes formes de positionnement social qu’on trouve au sein de la noblesse en général, il apparaît alors clairement que la "classe dominante de l’Ancien Régime n’était plus unanime pour défendre le système qui garantissait sa primauté.⁷" 
    Concernant les deux autres ordres, le clergé et le Tiers-Etat, il en sera question dans les autres parties de cette étude.

Image de la société d'Ancien Régime. Un paysan enchaîné, qui saigne aux genoux, se déplace difficilement à 4 pattes, supportant sur son maigre dos déformé les personnifications de la domination sociale dont il souffre : un roi gras portant un sceptre, s'appuyant lui-même sur le dos d'un ecclésiastique qui est lui aussi bien gras, s'appuyant lui-même sur le dos d'un gros aristocrate. Le poids de ces 3 hommes symbolisent les impôts écrasant qui s'abattent sur le peuple.
"La Révolution française, qui surprit, par sa soudaineté irrésistible, ceux qui en furent les auteurs et les bénéficiaires comme ceux qui en furent les victimes, s'est préparée lentement pendant un siècle et plus. Elle sortit du divorce, chaque jour plus profond, entre les réalités et les lois, entre les institutions et les mœurs, entre la lettre et l'esprit."
Albert Mathiez

1 Albert Soboul, La Révolution française, Paris, Gallimard, 1982, p.51
2 Jean Favier, Le Bourgeois de Paris au Moyen Âge, Paris, Tallandier, 2015.
3 David Higgs, Nobles, titrés et aristocrates en France après la Révolution (1800-1870), Paris, Liana Lévi, 1990.
4 Jean-Clément Martin, Nouvelle histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, 2019, p. 95.
5 Albert Mathiez, La Révolution française, Paris, Bartillat (3e édition), 2012, pp. 28-29.
6 Jean-Clément Martin, op.cit., p95.
7 Albert Soboul, op.cit., p.62.
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    “La révolution française n’est pas terminée”, au dire de certains historiens, parmi lesquels Jean-Clément Martin ou encore Thomas Branthôme. Cette affirmation aurait facilement de quoi nous étonner. La Révolution française n’est-elle pas désormais un épisode de notre histoire vieux de plus de 230 ans ? Et pourtant, il est bien vrai que culturellement, cet événement n’en finit pas d’être actuel et d’être présent dans l’imaginaire collectif. A preuve l’apparition récente du film Vaincre ou mourir (sorti en salle le 25 janvier 2023) qui porte sur la guerre de Vendée, réalisé par le Puy du Fou, dont les propriétaires nous annoncent qu’il s’agit là d’un “film au souffle épique” sur un événement dont la violence de masse aurait, selon eux, trop longtemps été passé sous silence.
    La Révolution française est bien un événement emblématique qui ne cesse de nous hanter. Il nourrit d’ailleurs en permanence le clivage politique gauche/droite, notamment les débats entre personnalités politiques. En témoigne par exemple la une du journal hebdomadaire L’OBS, en 2019, qui nous montrait un Mélenchon, leader de La France Insoumise, caricaturé en Robespierre avec perruque poudrée, arborant un visage dur et tyrannique. D’ailleurs, la figure de Robespierre est peut-être celle qui exprime le mieux tous les clivages et les crispations qui entourent encore cet événement : entre ceux qui pensent que la question sociale et le principe de l’égalité sont les véritables thèmes essentiels de notre temps, et ceux pour qui les inégalités, notamment économiques, sont inhérentes à toute vie sociale, et que la seule égalité civile entre les citoyens suffit, comme principe directeur, à structurer notre République. Il y a donc des manières différentes de voir ce personnage important de notre histoire qu’est Robespierre, tout comme il y a des manières différentes de voir, plus largement, la Révolution française. Elles correspondent à des goûts et à des sensibilités politiques marqués, qui peuvent être, encore aujourd’hui, profondément antagoniques.

    La Révolution française n’appartient donc pas intégralement à un passé qui serait définitivement révolu. Elle constitue encore et toujours, comme le disait Albert Mathiez, un horizon. Elle n’est pas éteinte, et certains de ses idéaux nous concernent encore. Il n’est qu’à penser au mouvement de révolte des Gilets Jaunes pour s’en convaincre. Au gré des nombreuses manifestations qui l’ont rythmé, on trouvait constamment des références à la Révolution française, à ses symboles, à ses mythes et ses principes. Ils ont puissamment servi à nourrir et à intensifier des griefs accumulés contre une république qui revêt des atours monarchiques, et ils peuvent constituer encore des moteurs possibles pour notre histoire à venir. Alors donc, s’il était besoin de légitimer ce point, il nous semble indéniable, voire nécessaire, pour ne pas dire urgent, de se pencher de nouveau sur la Révolution française et de l’étudier. Cet événement matriciel de notre modernité peut nous aider à mieux nous situer dans les méandres de notre présent. C’est la raison pour laquelle nous vous proposons une série d’articles sur la Révolution française.
    Lorsque l’on réfléchit aujourd’hui à ce qu’on appelle république, démocratie, citoyenneté, il s’agit là d’autant de notions qui semblent ne plus vouloir dire grand-chose pour le plus grand nombre. La vie politique même, pour nos contemporains, constitue quelque chose qui leur est de plus en plus étrangère. Elle est devenue une sorte de spectacle, dont le jeu a été confisqué par des acteurs de plus en plus coupés de la réalité, et dont le fameux adage biblique semble décrire parfaitement leurs discours : “faites ce que je dis et non ce que je fais”; “je dis et ne fais pas” (Matthieu 23 : 3). Être citoyen aujourd’hui pourrait se résumer à être un individu ayant des droits certes, mais dont l’expression des désirs politiques et civiques ne comptent plus de façon effective. Ce citoyen prouve son existence politique de façon ponctuelle et limitative à travers le seul rituel des élections. Au reste, si ces élections demeurent encore l’unique activité du peuple souverain, alors l’abstention qui ne cesse de croître dans notre pays montre progressivement une distinction d’essence entre le citoyen et sa représentation, comme si l'État, qui est l’organe et l’effet du peuple souverain, était devenu autonome de celui-ci. Cette perte de croyance en la politique constitue un phénomène de plus en plus répandu et prononcé, car toujours plus nombreux sont les citoyens qui croient de moins en moins en l’offre politique qui leur est proposée par les divers partis officiels qui sont en lutte tous les cinq ans pour la conquête du graal présidentiel. Quand on parle de représentation, on a l’impression que notre système politique, nos valeurs, les principes directeurs qui régissent notre manière de nous organiser en société, n’ont plus de sens. Les mobilisations sociales actuelles avec leur lot de grèves, le problème de l’abstentionnisme, sont autant de phénomènes qui interrogent ce que nous sommes politiquement, et qui interrogent la crise que traverse notre société. Elles jettent une lumière vive sur cette forme de lassitude, de divorce qui se consomme progressivement entre une partie toujours plus importante de la population française, et nos élites dirigeantes installées à la tête de ce que l’on nomme la République.
    Nous vivons dans un temps d’incertitudes. Mais il est raisonnable d’affirmer que l’étude de la Révolution française peut nous aider à y voir plus clair. Les mots de CONSTITUTION, PEUPLE, NATION, REPUBLIQUE, CITOYENNETE, SOUVERAINETE, ETAT DE DROIT, que nous ne savons plus définir et qui perdent toujours plus de leur sens, trouvent en grande partie la plénitude de leur signification dans cet événement qu’est la Révolution française. C’est durant ce moment charnière de l’histoire de France que l’on a expérimenté, réfléchi à différents horizons possibles concernant la République, la nation, la constitution, le peuple, la politique. Ces expérimentations ne furent pas seulement le fait d’élites oligarchiques, elles furent également le fait du peuple. Yannick Bosc a raison de prétendre que la Révolution française est un lieu qui nous permet de réexaminer les termes qui définissent notre vie citoyenne et politique. De manière plus pratique, on peut considérer la Révolution française comme une sorte de magasin d’idées qui saura nourrir et refonder notre vision de la politique et de la participation civique du plus grand nombre à la vie de la Cité.
    Moment magmatique, moment d’effervescence pour reprendre le mot d’un des pères de la sociologie Emile Durkheim, moment de combustion historique, la Révolution française est aussi un événement qui peut nous permettre de prendre un peu de ce recul auquel nous invite l'Histoire, un recul nécessaire afin de mieux raisonner sur notre condition présente, afin de mieux mesurer ce que nous sommes et afin de mieux comprendre la façon dont notre société est bâtie.

    Au cours de cette série d’articles, nous aurons amplement l’occasion d’évaluer cet héritage qui nous a été légué par tous les acteurs de la Révolution française. Nous allons explorer la Révolution à partir de deux méthodes didactiques très simples qui permettent de traiter un objet historique quelconque. Toutes deux vont se chevaucher au gré des articles. Il s’agit tout d’abord de la méthode proprement chronologique : nous proposerons des articles qui vont couvrir la totalité temporelle des événements de la Révolution française, qui vont de 1789 à 1799. Nous commencerons même avant afin de bien saisir les prolégomènes de Quatre-Vingt-Neuf. Nous nous arrêterons délibérément au coup d’Etat des 18 et 19 brumaire an VIII de Napoléon Bonaparte (9 et 10 novembre 1799), bien que certains historiens considèrent, d’ailleurs à raison, que Napoléon continue et parachève le projet révolutionnaire, au moins jusqu’en 1804, date de la fin du Consulat et du début de l’Empire. Certains historiens préfèrent comme fin 1802, date à laquelle Napoléon Bonaparte accéda au Consulat à vie. Dans tous les cas, nous n’irons pas jusque-là, car nous préférons traiter la période napoléonienne à part, dans une autre section de notre site, intitulée Anatomie du Pouvoir (section à paraître prochainement). D’autres articles enfin reposeront sur une méthode plus thématique, et ils s’intercaleront au milieu des articles chronologiques. Nous nous attarderons sur un ou plusieurs phénomènes significatifs, parfois sur un acteur particulier. Nous commenterons parfois une réflexion ou encore l’ouvrage d’un auteur qui paraît important du point de vue de la recherche. D’autres analyses plus libres et qui ne sont pas le fait d’historiens, mais de philosophes ou de sociologues, pourront retenir notre attention également. Concernant par exemple la Prise de la Bastille survenue le 14 juillet 1789, épisode iconique que nous avons tous appris à l’école, celle-ci sera abordée de différentes manières dans plusieurs articles. A l’aide des travaux réalisés par plusieurs historiens, dont tout particulièrement ceux de Jacques Godechot, nous présenterons une chronologie de l’événement; une trame temporelle, aussi précise que possible, de cette journée : son déroulement, les multiples interactions entre les nombreux acteurs à différents endroits de la ville de Paris, l’assaut de la foule de façon détaillée. Mais également, dans un article cette fois-ci thématique ou conceptuel si l’on veut s’exprimer ainsi, nous proposerons une autre étude de cet événement, que l’on trouve dans la Critique de la raison dialectique de Sartre, ouvrage publié en 1960. Sartre, avec une très grande originalité et une certaine virtuosité, nous livre une puissante analyse phénoménologique de la prise de la Bastille, où il tente notamment de reconstituer théoriquement les contenus de conscience et les vécus sensationnels des individus qui composèrent la foule qui s’empara de cette Bastille, monument symbolisant l’enfermement et la force répressive du régime monarchique. Donc, articles chronologiques et articles thématiques constitueront, nous l’espérons, une étude de vulgarisation aussi complète que possible de la Révolution française.

Réminiscence de Marianne tenant le drapeau tricolore
Source : https://www.lexpress.fr/societe/le-mouvement-des-gilets-jaunes-un-an-apres_2105119.html#:~:text=C.%20TRIBALLEAU/AFP.COM
"L'histoire de la Révolution française ne sera jamais achevée ni jamais totalement écrite. De génération en génération, à mesure que se déroulera l'histoire qu'elle a rendue possible, elle ne cessera pas de susciter la réflexion des hommes. Et aussi leur enthousiasme."
Albert Soboul

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    Comme Descartes le demandait à la fin de sa première Méditation, il fallait s’arrêter et prendre un certain temps de réflexion afin de prendre la mesure de tout le parcours réalisé. Pourtant, une fois que nous réfléchissons à ce que nous a permis la 1e Méditation, nous ne pouvons manquer de relever la valeur quelque peu incomplète du parcours. Nous n’avons pour le moment rien gagné ni relevé de positif, sinon les raisons et les moyens de douter de tout ce que nous prenions pour vrai et de tout ce que nous jugions jusqu’alors de véritable et d’existant.

    Nous avons acquis les raisons de douter en montrant que nous ne savions ni distinguer le vrai du faux, ni établir une seule opinion comme certaine ; nous avons déterminé les moyens du doute à travers différentes figures telles que la confusion entre l’éveil et le rêve, l’hypothèse d’un Dieu tout puissant qui rendrait contingents les principes de la logique et de notre rationalité, enfin, contre les probabilités qui résistaient à tous nos arguments, nous avons évoqué la possibilité d’un malin génie qui nous tromperait toujours sur toute chose. De ce fait, tous nos objets de connaissance étaient faux et nous terminions la méditation en distinguant radicalement notre assentiment de ces objets que le malin génie transformait en erreur. Puisque plus aucun objet n’était véritable, et que toute la logique de la probabilité sur laquelle notre vie pratique se fondait disparaissait sous l’hyperbole du doute, la fin de la méditation nous plongeait ainsi dans une « eau très profonde », écrit Descartes en ouverture de la 2e Méditation. Nous n’avions donc plus aucune issue si ce n’est celle de prendre la mesure du sol qui se dévoilait sous nos pieds.

Le problème du scepticisme

    Ainsi la recherche de la vérité est compromise par la conclusion de la 1e Méditation. Notre conclusion montrait que nous n’avions plus aucune raison de connaissance et aucune certitude. Bien entendu, on pourrait bien arguer que nous avions mis en lumière la différence entre le sujet du jugement, celui qui doute et qui réfléchit, et les objets de nos jugements mis entre parenthèses puis définitivement réfutés à la fin. Cependant, la motivation première de la méditation était de fonder le savoir et d’établir la différence entre le vrai et le faux. Dans le cas de notre première conclusion, nous ne voyons pas ce qui distingue Descartes - ou nous-mêmes le sujet méditant - et le sceptique qui affirme que rien n'est fondé, qu’aucune raison absolue ne peut être donnée et qu’en tant que je pense et réfléchis, je dois toujours me retenir de donner mon assentiment et d’accorder une quelconque créance aux objets que je juge.

    Or il faut insister sur ce premier point : dans l’ordre de la connaissance, le moment sceptique n’a aucune autonomie chez Descartes. C’est pour cette raison que celui-ci insiste tant à la fin de cette 1e Méditation et dans les trois premiers Discours de la Méthode sur la différence entre la vie pratique et la vie théorique. Dans la vie pratique Descartes reconnaît la nécessité d’une morale par provision indépendamment de la science et des certitudes apodictiques afin « d’être ferme et résolu dans nos actions, même dans le cas d’une opinion douteuse ». La pratique n’a pas à s’établir sur des certitudes et des vérités, elle peut donc se satisfaire d’une logique du probable comme le voudrait le philosophe sceptique. Que je sois certain de rêver ou non, il est bien probable que j’existe ici et maintenant et que se jeter sous la voiture qui vient au loin est une folie. Au contraire, la Méditation en tant que pratique théorique se questionne sur la possibilité d’une certitude qui puisse résister au doute, elle ne recule devant aucune folie apparente. On convient donc que la seule distinction entre la liberté d’assentiment et les objets dubitables sur laquelle se termine la 1e Méditation, ne peut pas être une réponse à la recherche de la vérité. La maîtrise de ses jugements n’est ni une certitude, ni une connaissance, et elle n’aurait une valeur proprement positive qu’en vertu d’une conclusion sceptique qui énoncerait justement que la certitude n’est pas le propre de l’entendement humain.

    Descartes ne partage pas le scepticisme d’un philosophe comme Pyrrhon qui énonce que la réflexion et la compréhension de la relativité/fragilité de tous nos jugements sont motif de stabilité et de tranquillité pour l’âme des hommes. En vérité c’est même tout à fait le contraire. Descartes refuse d’accepter la conclusion sceptique sans pousser l’investigation au bout des choses ; il faut dépasser la seule corrélation du jugement et de l’objet pour établir s’il existe, ou non, une certitude sur un objet quelconque. La possibilité de douter et la seule distinction finale de la 1e Méditation ne l’amènent pas à l’ataraxie mais l’ont tout au contraire « plongé dans tant de doutes, comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde ». Au contraire du sceptique pour qui retenir ses jugements (skepsis en grec signifie l’examen) est un moyen pour atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble et le contrôle sur les prétentions à l’absolu de ses jugements, le doute cartésien nous plonge dans une eau profonde sans aucune stabilité ni aucun contrôle. La métaphore de la noyade signifie qu’au contraire de la conception sceptique de la philosophie, le doute, une fois devenu hyperbolique, ne permet pas de statu quo; l’hyperbole du doute nécessite donc de continuer la recherche quitte à se noyer définitivement. La Méditation de la veille doit ainsi reprendre pour chercher à nouveau dans ces eaux profondes s’il y a la possibilité d’en sortir et d’atteindre un élément certain.

    Nous pouvons alors nous demander ce que nous cherchons dans la mesure où nous avons vu dans la méditation précédente qu’aucun objet ne résistait au doute. La 2e Méditation va changer d’orientation. Il n’est plus question de savoir si nos opinions ont valeur de vérité en se questionnant sur les différents objets et leur régime épistémique respectif; la seconde méditation se demande directement s’il y aurait un seul objet susceptible d’échapper aux figures du doute mises en place lors de la 1e Méditation. Pour reprendre la métaphore, il faut continuer à nager jusqu’à atteindre une certitude et une réponse indubitable. Cette recherche pourrait se révéler positive, auquel cas nous aurions effectivement un fondement comme le recherchait Archimède, et sur lequel nous fonderons les vérités ultérieures sur un sol certain; mais elle pourrait aussi se révéler négative, en signifiant qu’il n’y a aucune certitude et que, lorsque l’homme s’enquiert de l’absolu dans la connaissance, il sombre dans le néant, comprenant l’absence de fondement à sa rationalité.

Je continuerai toujours dans ce chemin, jusqu’à ce que j’aie rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ce que j’aie appris certainement qu’il n’y a rien de certain. Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point fixe et assuré.

    Dans les deux cas nous sortirons du scepticisme et nous aurons une certitude. Le paradoxe est tel qu’au lieu d’en rester à l’indécision du sceptique, quand bien même il n’y aurait pour l’homme aucune certitude, il faudra qu’il y ait la certitude de la non-certitude, ce qui est déjà une manière d’affirmer que la certitude est la fin de l’entreprise de la connaissance et que l’attitude méditative, hors du monde, doit nous permettre de mener l’entreprise jusqu’à son terme. L’argument anti-scepticisme est donc d’abord un axiome pour Descartes : comme le sceptique doit accepter le fait même de la vérité pour énoncer, tel qu’il le fait, qu’il n’y a pas de vérité; il devrait savoir qu’il faut toujours atteindre la certitude, même dans le cas de l’absence de certitude. Comme le dit J.-L. Marion, « un sceptique authentique ne dirait pas « je ne sais rien », mais seulement « que sais-je » ? », il n’irait donc pas jusqu’à la certitude de son ignorance, il s’en tiendrait à elle, au fait que sur cet objet il ignore. À contrario, en prenant le risque de rencontrer le néant, Descartes se risque aussi à la noyade, c’est-à-dire à la compréhension qu’il n’y a tout simplement pas de connaissance véritable pour l’homme. La recherche du fondement pourrait donc se révéler dramatique dans le cas d’une véritable noyade où l’homme parviendrait à la certitude contradictoire que la fin même de son désir de connaissance ne peut pas être menée à son terme.

    Dans le texte cité précédemment, la figure d’Archimède exprime cette nouvelle orientation de la 2e Méditation. Archimède de Syracuse, un scientifique grec du IIIème siècle, est considéré comme le père de la mécanique statique. Il serait le premier à comprendre la manière dont on peut multiplier les forces des corps à partir du centre de gravité. Ce qui intéresse donc Descartes c’est l’idée d’un fondement premier à partir duquel toutes les constructions ultérieures préservent une valeur de vérité et de certitude. De ce fait, pour cette nouvelle méditation, il ne s’agit plus simplement de savoir si une seule opinion résisterait et pourrait être vraie, mais plutôt de savoir si, malgré toutes ces raisons de douter, nous pouvons atteindre un premier principe certain à partir duquel nous pourrons reconstruire la connaissance. Cette précision est d’une grande importance pour comprendre comment Descartes va détourner son attention, et partant sa recherche, de l’objet vers le sujet méditant.

La reprise du doute

    Remettons donc en jeu le doute en sachant plus précisément que nous recherchons quelque chose qui pourrait lui résister. En reprenant les acquis de la 1e Méditation : nous pouvons remettre en doute le monde, ces objets qui nous entourent, ce ciel, ces étoiles, ce corps aussi qui me qualifie aux yeux des autres et que je nomme ma chair. En somme, nous refusons tout ce que nous avons tenu pour vrai à partir de nos sens. En se souvenant de l’existence d’un Dieu tout puissant qui n’a aucune limite, on conçoit que ce que je reçois comme des vérités mathématiques et géométriques ne sont que des formules sans validité indépendamment de mon jugement. Je refuse donc la positivité des sciences. Cependant, alors que la figure de Dieu était un opérateur permettant de remettre en question les natures simples que je pensais les plus certaines, dans cette nouvelle méditation, Descartes se pose la question de l’existence de cette entité supérieure. En effet, si j’ai pu user de Dieu comme hypothèse pour douter, est-ce qu’il ne s’agit pas d’une connaissance implicite de son existence ? Comme le dit J.-L, Marion, « avant même d’exister, l’ego envisage une autre possibilité que la sienne, la possibilité d’un « autre » non encore existant ». En d’autres termes, ce Dieu n’existe-t-il pas avant tout autre objet ?

Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en esprit ces pensées ?

    La question est donc la suivante : ce Dieu qui m’est venu comme une hypothèse lors de la 1e Méditation, ne serait-il pas justement la première certitude que je trouve en méditant ? De plus, puisque je le conçois initialement comme l’être le plus puissant, ne serait-il pas l’unique réalité dans laquelle je pense et me retrouve, ne serait-il pas celui qui produit mes propres pensées ? Comme dans une matrice, ce que je prendrai pour des expériences propres, ne seraient que des productions d’un esprit supérieur qui agirait directement sur mes représentations. Dès lors, du fait de cette hypothèse, est-ce que je pourrai passer immédiatement de mon attitude méditative à la certitude de l’existence d’un autre que je nommerai Dieu ?

    Descartes répond alors par la négative. Dieu est d’abord une hypothèse et lorsque j’émets l’idée qu’il produit mes propres pensées, je n’ai absolument aucun élément et aucun critère susceptible de discriminer entre cette solution et une autre. Au contraire, c’est bien plus probable que je sois celui qui pense et qui produit mes propres pensées plutôt qu’elles ne soient produites et envoyées par un esprit supérieur. La Méditation nécessite une méthode et il ne serait pas fondé de prendre l’hypothèse la plus étrange, à savoir que je suis en Dieu et qu’il produit tout ce que je prends pour véritable, pour la première vérité. Cette idée n’emporte pas ma créance, « car peut-être que je suis capable de produire (ces pensées) par moi-même ». Mais alors si je mets en opposition Dieu et moi-même, je peux maintenant me tourner vers moi-même, et me demander si moi, justement, je ne suis pas quelque chose ?

Moi donc à tout le moins ne suis-je point quelque chose ?

    Remarquons d’abord le changement d’orientation du regard philosophique. Jusqu’à présent nous avons douté de corrélats objectifs, de ce lieu, de ces vérités mathématiques, de ce corps, de ce monde. Ici se pose pour la première fois la question du sujet, elle se laisse formuler comme suit : « et si moi finalement j’existais » ? Et si c’était le sujet philosophant et méditant qui pouvait répondre à notre recherche une fois qu’il apparaîtrait distinctement ? Le moyen de ce revirement est dialogique puisqu’on se pose une question à soi-même ; une fois le rôle de Dieu exclu dans la production des pensées, on demande à un Autre que soi si « moi donc à tout le moins je ne suis pas quelque chose ? » Je pose donc la question à un autre, en moi, sur la possibilité de mon existence à moi.
    Ayant montré que mon corps était dubitable, j’ai découvert que je n’étais pas ce corps et que je n’avais aucune connaissance de moi-même en tant que corps (- pas plus que moi-même déguisé en roi dans mon dernier rêve). De plus, j’ai douté de tout, du ciel, du monde, des vérités mathématiques, est-ce que j’irai jusqu’à m’exclure du monde et me prétendre plus certain que ces corrélats ? En d’autres termes, à dire que je suis un étant privilégié qui assume un mode d’existence distinct de ce Tout dont j’ai douté et que je nomme le monde.
    Ce serait bien possible continue Descartes, car même si rien n’existe, moi je suis pourtant bien existant, puisque « je me suis persuadé » et « j’ai seulement pensé quelque chose ». Ainsi malgré les doutes et les erreurs, je me suis mis à douter et à faire des erreurs en première personne, j’étais donc présent à moi-même et j’existais comme substrat de ces activités¹. Mais cette existence est encore bien floue et elle n’a pas passé la barrière du véritable doute hyperbolique. J’ai précédemment postulé l’existence d’un malin génie qui me trompait dans tous mes jugements et annulait tout ce que je tenais encore pour probable. Dès lors, puisqu’il me trompe et me plonge dans l’erreur, alors dois-je tenir cette existence du je que je viens à peine d’envisager pour fausse et impossible ?

Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose.

    Voilà la révolution qui s’opère : l’hyperbole du doute, qui transforme tous les objets en erreur, ouvre à la certitude du « je suis ». Il apparaît indubitable (« il n’y a donc point de doute ») dit Descartes, que je suis et que j’existe justement parce qu’il me trompe ; si je suis dans l’erreur, s’il me trompe, s’il se joue de moi, c’est justement que moi je suis et j’existe. En termes plus élégants : je suis le sujet nécessaire à son activité trompeuse pour la bonne raison que toutes les fois où il y a erreur, tromperie ou que sais-je, c’est que ce « je » existe comme substrat/support de ses activités². Au contraire des corrélats objectifs qu’il révoquait et annulait en vertu de sa puissance, le moi subjectif est nécessaire à l’activité de ce génie qui rend tout inexistant. Lui qui peut frapper d’inexistence tous les objets de jugement se trouve fondé par l’activité antérieure du sujet qui juge et qui se trompe. Et par réversion, ce génie qui rend tout inexistant assure non seulement la rencontre avec le « je » qui juge, mais surtout la nécessité de l’existence de ce « je » qui s’atteint à travers l’inexistence de tout ce qui est dubitable. Le malin génie transforme la probabilité de mon existence (depuis l’attitude du doute) en nécessité indubitable, en fondement de tous les jugements et de toutes les tromperies puisque le Je est l’unique étant qui résiste. On peut donc dire que mon être et mon existence sont certains et indubitables toutes les fois où il me trompe. Voilà pourquoi il fallait reprendre l’entreprise du doute après un certain repos. Il fallait refaire l’hyperbole du doute en allant jusqu’à l’inexistence totale de tous nos objets de pensées pour atteindre la certitude de l’existence du « je ».

    Comme Archimède, nous avons maintenant trouvé un fondement, c’est-à-dire un point fixe, assuré, qui résiste à toutes les figures du doute, se transformant en certitude sous la radicalité de l’hyperbole du malin génie. Ce point fixe est le « Je » qui est fondement nécessaire et indubitable de toutes les figures du doute que nous avons jusqu’à présent jouées. Maintenant allons au bout de l’argument cartésien : étant nécessairement existant toutes les fois que le malin génie nous trompe, Descartes énonce

Il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition « je suis j’existe » est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.

    Nous sommes définitivement sortis du doute. Mon existence étant nécessairement vraie dans le cas extrême où tout est faux, on peut avoir la certitude de cette existence « toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit ». En d’autres termes, je peux douter de tout dans ma recherche, si ce n’est que je suis moi et que j’existe. Pour autant, je ne suis pas de toute éternité comme un objet mathématique, je ne me rencontre pas comme un objet mondain qui serait le corrélat de ma représentation, parce que je me produis dans l’activité d’énonciation et de conception. Ceci signifie d’abord que mon existence est essentiellement active et que c’est dans la performance des actes subjectifs que je me dévoile comme fondement. L’énoncé performatif énonce tout en produisant la réalité qu’il dénote, je suis j’existe toutes les fois que je prononce ou conçois ces paroles. Cet énoncé n’est pas la représentation d’un Moi, ou d’une pensée qui serait pensée d’elle-même dans la représentation, mais c’est plutôt un énoncé qui performe en manifestant une pensée pensante, une pensée active qui affirme son existence dans le fait même de penser quelque chose. Dans ce cas, en pensant, l’être – sum de l’ego se pose et produit son effectivité – ego existo, la pensée actualise et sépare clairement son existence. De là découle une identité entre l’acte (concevoir et énoncer) et l’être effectif, entre la pensée et l’existence.

    La valeur performative de cette première certitude est fondamentale pour ne pas retomber dans les erreurs de la représentation et de l’illusion – en effet, nous pourrions bien dire que nous nous trompons sur nous-mêmes si nous avions parlé du je comme d’un objet connu et inféré à partir de certains attributs. Au contraire, en précisant que le je est le fondement indubitable de toutes les activités de jugement ou de réflexion, nous atteignons un sujet actif indépendamment de toute représentation. Je ne dis pas que je me connais tel que j’apparais, je ne me risque pas à affirmer quelque chose sur moi comme un objet avec différents attributs, je dis simplement que je suis nécessairement existant en tant qu’il y a un fondement à mon activité. En d’autres termes : on peut bien se tromper sur soi, mais on ne se trompe pas sur l’existence de soi-l’apparaître est ici identique à l’être. Le sujet pensant est le seul objet qui est certain en tant qu’il apparait.

    Il faut ensuite remarquer deux points absents de cette première certitude de l’ego. Premièrement, c’est l’absence du « Moi » : comme nous l’avons mentionné, ce n’est ni une représentation du moi au titre d’un objet, ni une pensée qui se représente la pensée, mais c’est l’activité pensante qui se donne en elle-même dans chaque acte. Pour reprendre J.L. Marion citant Michel Henry, il faut voir ici que « la certitude de l’acte de penser ne tient pas au cogitatum de la pensée, mais à la preuve qu’assure l’acte de penser qui permet d’en faire l’épreuve ». C’est un acte de pensée plus originaire que la pensée représentative du « moi », un acte originaire qui nous affecte en deçà de toute représentation objective lorsque nous disons « je ». Cette interprétation est particulièrement importante car (1) elle donne à la notion de fondement et de point d’Archimède toute sa valeur originaire ; si je suis le principe, c’est que je suis le sujet qui s’affecte et s’éprouve à chaque fois qu’il agit, que je suis celui qui est par sa propre activité. Deuxièmement, il faut insister sur la particularité de cette première preuve en la comparant avec l’énoncé canonique du Discours de la Méthode. En effet, au contraire de ce qui est souvent reçu, nous ne trouvons pas dans la 2e Méditation le célèbre énoncé du Discours de la Méthode :

Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler.

    Ici l’énoncé est une inférence déductive ; c’est parce que je pense que je peux inférer mon existence et mon être ; le « donc » exprime ici la valeur inférentielle de l’existence obtenue à partir de la pensée. Au contraire, dans la Méditation que nous faisons, la certitude du fondement n’est pas obtenue selon une inférence du Moi à partir de l’attribut définitionnel de la pensée. Ayant douté de tout, la première certitude de la méditation se donne indubitablement et immédiatement, sans proposition préalable, elle n’est pas le produit d’un syllogisme formel ni d’une inférence médiate. Alors que dans le syllogisme canonique il y a inférence de l’être à partir de la pensée (je pense --- donc --- je suis), ce qui formalise le passage de l’essence à la substance, de l’attribut au sujet. Dans le « je suis j’existe », il s’agit d’une certitude immédiate, originaire, fondamentale, qui échappe justement aux nombreuses critiques de l’argument canonique du Discours en tant qu’il inférerait la substance de l’attribut, l’inconditionné du conditionné. Dans le cas de la 2e Méditation, l’acte originaire performe l’être et l’existence sans aucune représentation, ce qui définit cet existant, ce n’est pas l’objet qui est cogité, mais l’acte intentionnel qui cogite ; non au cogitatum mais au cogitans (J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, §17).
    La première conclusion est donc la suivante : ego sum ego existo est une certitude indubitable toutes les fois où nous la prononçons ; je ne peux donc plus douter de tout, car je suis certain et hors de doute, moi, en tant que sujet actif qui dit « je ».


méditation métaphysique

"Je pense donc je suis"
Descartes, 2nd Discours de la Méthode


¹ Ibidem. « je est cet autrui qui s’est persuadé, donc je suis en tant qu’interlocuteur qu’un autre moi-même. »
² Descartes, Discours de la méthode, IV ème partie, p.147 : « Mais aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. »
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